Economie

100 ans de la Sabena : "Le gouvernement a fait entrer le loup dans une bergerie en mauvaise santé financière"

© Belga

Par Philippe Antoine

Le 23 mai 2023, la Sabena aurait eu 100 ans. Durant 38 ans, Waldo Cerdan a volé pour la Sabena et bien d’autres compagnies à travers le monde. Coup d’œil dans le rétroviseur avec l’ancien pilote, de l’âge d’or de la compagnie jusqu’à sa chute. Entretien en 10 questions.

1. Qu’évoque pour vous la Sabena ?

C’est la réalisation d’un rêve d’enfant : devenir pilote de ligne et en faire un métier. La Sabena, en ce sens, a été un aboutissement extraordinaire et inespéré. D’un point de vue plus général, elle a incarné un pôle d’excellence qu’a été la Belgique dans le monde aéronautique.

Que ce soit le personnel technique, le personnel de cabine, les "Red Cap" (agents en charge de la préparation du vol lorsque l’avion est au sol) et j’en passe, j’ai rencontré des gens talentueux, motivés, créatifs, rigoureux ayant un sens aigu de l’esprit d’équipe et de coopération.

Cela dit, il serait injuste d’attribuer toutes ces qualités à la seule Sabena. Pour avoir travaillé dans d’autres compagnies, plus petites et moins visibles (telles qu’Air Belgium, Abelag, Sobelair, TEA…), mais également dans d’autres pays, sur d’autres continents, je pense sans forfanterie que cette combinaison d’excellence, d’adaptabilité, de créativité dans la gestion des problèmes opérationnels, est une marque de fabrique belge. J’ai été très heureux d’avoir pu participer à cette grande aventure enrichissante tant du point de vue professionnel qu’humain.

2. En quoi la Sabena était-elle différente des autres compagnies aériennes ?

On fait souvent référence, en parlant de la Sabena, à "un esprit de famille, au sentiment d’appartenance à un groupe partageant une même passion, voire des mêmes valeurs". Mais ce sentiment n’est pas propre à la Sabena, il est probablement présent dans d’autres corporations au même titre que d’autres compagnies aériennes belges, telles la TEA, Citybird, Sobelair ou, plus anciennement Air Belgium, Young Cargo, ou Pomair.

Ce qui distingue la Sabena des autres compagnies, c’est sans doute la masse critique et le statut de compagnie nationale qui lui ont conféré une pérennité. Et donc, ce sentiment d’appartenance à un groupe de professionnels passionnés qui auront la chance de partager un même destin, plusieurs décennies durant. Cela dit, ce sentiment n’est pas uniquement le fait des navigants, mais également celui d’un grand nombre des membres du personnel au sol qui remplissent, par ailleurs, des tâches vitales pour assurer le bon fonctionnement de la compagnie, telle la maintenance, pour ne citer que celle-là.

3. La réalité correspondait-elle aux récits presque "romantiques" que l’on entendait parfois (et plus encore avec les années qui passent) ?

Forcément, les récits ont toujours tendance à s’embellir avec le temps, mais le fait de partir en mission, surtout en long courrier, la conscience partagée que tout pouvait survenir à chaque instant au cours du vol, que nous faisions partie d’une "team" au service des passagers, conféraient au vol, à la mission, une dimension particulière.

Lorsque je partais en vol long-courrier, comme commandant de bord, je nous considérerais comme une famille "constituée", pour une courte période certes, mais où chacun avait une responsabilité vis-à-vis des autres membres de l’équipage/de la famille.

Encore une fois, ce n’était pas propre à la Sabena, mais faisait partie de la culture professionnelle de navigant et des gens au sol qui participaient avec enthousiasme et engagement à un objectif commun. Je garde, de mon expérience professionnelle, dans le monde de l’aéronautique, une image de rigueur, d’engagement, mais également de convivialité et de coopération.

4. Quelles sont les principales causes des problèmes qui ont fini par mener à sa faillite ?

À l’instar de la grande majorité des crashs d’avion, il n’y a pas une cause unique à une issue fatale, mais une série de facteurs contributifs qui, combinés, additionnés, et en l’absence de mesures correctives adéquates, finissent par produire l’inverse de ce qui est recherché : préserver l’intérêt collectif, c’est-à-dire, celui des biens et des personnes.

Dans le cas de la faillite de la Sabena, on peut distinguer deux catégories de facteurs : les facteurs externes et les facteurs internes.

Les facteurs externes :

L’indépendance du Congo va poser trois sérieux problèmes, mettant ainsi à mal les relations commerciales que la Sabena entretenait avec son ancienne colonie et, par conséquent, une source importante de revenus.

Notamment, le futur statut des lignes intérieures congolaises qui pourraient bien échapper à la Sabena ainsi que la perte du caractère de "cabotage impérial" de la ligne entre la Belgique et le Congo. Ce qui, soit dit en passant, permettait le maintient d’une stratégie anticoncurrentielle que la Sabena pratiquait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ensuite, il y a le sort des parts de la Sabena, détenues par la colonie et qui devaient revenir de droit à l’Etat congolais indépendant. Autant d’éléments qui obligeront l’Etat à prendre des dispositions urgentes qui se traduiront notamment par la reprise, à 90%, des actions de la compagnie.

Oui, sauf que les résultats financiers sont déjà catastrophiques et que la Sabena souffre, déjà à cette époque, d’une sous-capitalisation structurelle, totalement assumée par l’Etat, et l’obligeant ainsi à s’endetter (trop) lourdement pour poursuivre son développement. C’est précisément sur ce corps malade que viendra se greffer et se développer un des facteurs internes les plus délétères, "l’échec de la décolonisation politique de la Sabena".

Comme si cela ne suffisait pas, les deux chocs pétroliers survenus au cours des années septante ont eu pour conséquence une augmentation du prix du baril de pétrole qui est passé de moins de 2 $ le baril, en 1972, à plus de 30 $ en 1980.

Enfin, la dérégulation du transport aérien commercial, lancée d’abord aux Etats-Unis dans les années septante, et l’interdiction progressive de l’Europe de subsidier les compagnies nationales, ce qui était, ne l’oublions pas, le business model du financement de la Sabena, va se révéler mortifère pour une compagnie qui :

1. Possède une structure financière totalement inadéquate pour faire face à ce changement de paradigme.

2. Ne fera jamais l’objet d’une restructuration au sens fort du terme, si ce n’est la mise en œuvre d’une série de "business plans douteux" et donc inefficaces, ce qui nous amène à parler des facteurs internes.

Les facteurs internes :

Pour rappel, la Sabena voit le jour au lendemain de la Première Guerre mondiale, période où l’espace aérien est surtout vu comme une menace potentielle venant du ciel, ce qui déterminera le primat du caractère stratégico-militaire du secteur aéronautique sur la recherche d’un développement commercial (rentable…).

Le transport aérien commercial connaîtra sa véritable expansion après la Seconde Guerre mondiale, même s’il est resté, jusque dans les années quatre-vingt, avec l’apparition des "low cost carrier", un moyen de transport de luxe pour une classe privilégiée.

La sous-capitalisation structurelle va se révéler être un véritable boulet qui va grever les finances de la Sabena tout au long de la (trop) courte vie sous forme d’une double peine. D’abord, pour compenser le manque de capital, la Sabena va devoir emprunter, de manière significative, des capitaux afin d’acquérir de nouveaux avions. Ces emprunts, qui sont garantis par l’État, devront être remboursés par "une Sabena bénéficiaire".

Ensuite, la Sabena n’ayant pratiquement jamais été bénéficiaire, cette dette ne fera que s’alourdir au point d’en faire un paria pour tout investisseur potentiel qui aurait voulu s’engager dans un projet de développement. Ce qui aurait conduit à devoir assumer "les armoires remplies de cadavres" dans le cadre d’une éventuelle fusion/acquisition (British Airways, KLM, SAS, Air France, Swissair).

Après la Seconde Guerre mondiale, le marché du transport aérien commercial est dominé par les compagnies aériennes nationales (flag carrier) instrumentalisées par les gouvernements des pays dits "vainqueurs" au service de leur politique et de leur commerce extérieur. Le problème, c’est que cette instrumentalisation aux gouvernements induit aussi des nominations et des arrangements internes déterminés par les coalitions politiques en place.

En ce sens, la Sabena n’a pas dérogé à la règle et cette période se caractérise par le primat du prestige et de l’apparence sur une gestion financière saine.

Le problème, c’est que ce modèle de gestion, gourmand en subsides de l’État, est rapidement devenu incompatible avec l’émergence d’un marché unique ou une (saine) compétitivité devait prévaloir "pour le plus grand intérêt de tous".

5. Sa faillite était-elle inéluctable ?

À l’instar de notre existence qui est finie, tout a toujours une fin. C’est ce qu’on appelle une tautologie, une proposition qui est toujours vraie. En revanche, au fil de l’évolution, notre espèce a développé des structures et outils pour faire en sorte que cette fin se produise le plus tard et dans les conditions les moins douloureuses possibles.

En ce sens, la Sabena aurait pu encore avoir une longue vie devant elle si les mains qui l’étranglaient depuis sa naissance s’étaient plutôt évertuées de faire en sorte de lui conférer la force et l’autonomie nécessaires pour affronter la transition entre un paradigme de (mauvaise) gestion de l’Etat vers un monde "néolibéral" de la guerre de tous contre tous, où la croissance de la productivité marginale du travail et la compétitivité, qui en est le corollaire, ne sont pas dictées par un objectif de résultat ponctuel mais constituent un credo idéologique.

La santé financière de la Sabena n’a jamais vraiment été bonne mais à partir du moment où le gouvernement, pour des raisons inavouables, a fait entrer le loup dans la bergerie, le dépeçage en règle - et le mot est faible - auquel se sont livrés les Suisses, ne pouvait que mener à la faillite. Pour ne citer qu’un seul exemple, prenons celui du renouvellement complet de la flotte qui n’était ni nécessaire, ni judicieux compte tenu de l’état des finances de la compagnie, mais qui, par un montage habile, permettra d’occulter l’état bilantaire catastrophique de la Sabena.

6. Qu’aurait-il fallu faire ?

Au risque d’être trivial, je dirais, mettre en œuvre les conditions nécessaires à un développement commercial et une résilience capable d’affronter une concurrence féroce, sans parler des aléas politico-économiques qui ne manqueront pas d’éroder des marges financières déjà très faibles. Entamer une compétition en bonnes conditions, est un atout certain.

Or, dès le départ, la Sabena était structurellement sous-capitalisée, ce qui n’était pas un hasard mais un choix délibéré du gouvernement. Cette situation ne changera pas, et ce malgré les apports successifs en capital qui n’auront d’autres effets que celui d’un emplâtre sur une jambe de bois. Cet élément est fondamental dans la mesure où ce manque de capital va obliger la Sabena à s’endetter lourdement en vue d’acquérir du nouveau matériel volant. Malheureusement, cette dette ne cessera de grossir au point de devenir insoutenable.

Ensuite, il aurait fallu un conseil d’administration composé, non pas d’administrateurs cooptés dont l’intérêt personnel ou celui de leur parti prévalait sur l’intérêt collectif, mais d’un organe de gestion ayant une vision, une stratégie et qui, par-dessus tout, aurait assumé son rôle d’organe de contrôle du comité exécutif. C’est précisément cette apathie coupable du conseil d’administration, avec l’aval feutré du gouvernement, qui a permis aux Suisses d’agir comme un agent économique dans un marché libéralisé, c’est-à-dire en prédateur.

7. Pourquoi aurait-il fallu « sauver » la Sabena ?

Jean-Luc Deheane ne cessait de marteler que "la Belgique n’avait pas besoin d’une Sabena". Dans l’absolu, on ne peut pas lui donner tort. Mais la vraie question est de savoir : de quoi avons-nous vraiment besoin, en tant que pays ? Existe-t-il une industrie, ou un secteur industriel qui puisse être considéré comme stratégique pour la Belgique ? Si la réponse à cette question était évidente après les deux guerres mondiales du vingtième siècle, en revanche, dans un monde "occidental" organisé autour du concept de marché, la réflexion doit être toute autre.

En effet, que ce soit avec ou sans la Sabena, le transport aérien commercial, qui se développe de manière spectaculaire depuis les années soixante, continuera son développement. La question est alors de savoir quel rôle voulons-nous jouer dans une activité économique qui se fera avec ou sans nous ?

Mais l’idée de l’ex-premier ministre était, sans doute, de prôner une séparation radicale entre ce qui est de l’ordre du privé - au même titre que toute activité commerciale - et ce qui est du ressort du politique, "la gestion de la cité". Le problème, c’est que ces deux domaines sont insécables. Pour preuve, la situation financière de Brussels Airlines pendant la pandémie du Covid-19. Confrontée à une situation inédite, Brussels Airlines, bien qu’étant une société privée, est aux abois. Et sans l’aide de l’Etat - 290 millions d’euros tout de même - la Belgique aurait eu à gérer quelques milliers de chômeurs de plus.

Donc, le gouvernement s’est trouvé contraint à faire exactement ce que Jean-Luc Dehaene voulait absolument cesser de faire. Fait remarquable dans la mesure où l’État, c’est-à-dire la collectivité, ne reverra sans doute jamais cet argent. Selon certaines sources, Lufthansa aurait remboursé le prêt de manière anticipative. Oui, mais sous forme d’une augmentation de capital. Ce n’est pas tout à fait la même chose que de rembourser intégralement le montant d’un prêt au prêteur.

Finalement, la réponse est oui, il aurait fallu sauver la Sabena. Non pas parce que c’est la "Sabena", mais parce que la masse critique de la société, en termes d’emplois directs et indirects qu’il est possible de créer ou de perdre est telle, que toute situation critique impactera de toute façon la collectivité.

Le vrai problème est celui de la gouvernance : que ce soit la gestion d’une entreprise ou celle de la construction d’une maison, des parlementaires, par exemple, il faut agir en homme/femme avisé(e), en bon père de famille.

8. 23 ans (ou presque) après la faillite, quelles conclusions est-il possible de tirer ?

La nécessité d’avoir une vision qui dépasse les intérêts "court-termistes".

Les "gènes pathogènes" qui ont conduit à la faillite de la Sabena existent, malheureusement, toujours. Mais si on s’en tient au développement de l’industrie aéronautique, force est de constater que des jeunes talents sont toujours présents et ne demandent qu’à s’exprimer.

Je crains que les conclusions proposées par la commission parlementaire n’ont eu d’autres effets que de servir de thérapie de groupe avec un effet anxiolytique passager.

La Belgique est devenue un pays en voie de sous-développement aéronautique au point que l’EASA (Agence européenne pour la sécurité aérienne) a même menacé la Belgique de ne plus reconnaître les licences émises par l’administration de l’aéronautique si des mesures correctrices n’étaient pas prises.

C’est dommage car nous pouvons avoir les meilleurs talents du monde, sans ambition il n’y aura aucun résultat, ou alors, par accident.

9. A l’époque de la faillite, certains expliquaient que le paysage aéronautique mondial allait être profondément bouleversé, et que beaucoup d’autres compagnies (dont des européennes) allaient suivre le même chemin. Cela s’est-il avéré ?

Le développement des compagnies low cost, à travers le monde, mais également en Europe, a vu émerger toute une nouvelle série de compagnies dont personne n’avait jamais ou peu entendu parler, notamment dans les pays de l’Est.

Mais ces bouleversements, en Europe et dans le monde, risquent bien de se poursuivre. La raison en est simple. S’il existe bien un marché mondialisé, c’est bien celui du transport aérien. Or tout le monde ne travaille pas avec les mêmes règles. Par exemple, pendant le Covid, des compagnies de réputation internationale – comme Emirates, Qatar, Ethiad, pour ne citer que celles-là - se sont empressées de mettre leurs pilotes en "congé sans solde à durée indéterminée" et avec injonction de quitter le territoire. Alors que des compagnies concurrentes, comme Air France, ont continué à payer leurs pilotes. Et lorsque certains pilotes se sont retrouvés au chômage, c’était tout naturellement à la charge de la collectivité.

Donc, non seulement, les compagnies aériennes dont nous parlons sont subsidiées par les Etats qui en sont également propriétaires – modèle qui n’est plus accepté en Europe -, paient peu d’impôts, mais parviennent malgré une distorsion compétitive flagrante à signer des accords de libre-échange avec la Commission européenne. Des bouleversements à venir sont donc bien dans la logique des choses.

10. En 2023, le « nom » Sabena a-t-il complètement disparu du milieu aéronautique ?

Non, Sabena Technics détient le nom emblématique de l’excellence aéronautique que représentait la Sabena et à laquelle il convient d’ajouter la SABCA, dont la naissance précède de peu celle de la Sabena.

La SABCA figure parmi les sociétés de pointe dans le domaine aéronautique et spatial grâce à un personnel de haute qualité et, notamment, à un management créatif, ambitieux, ouvert d’esprit. Ce qui confirme le potentiel d’excellence qui subsiste en Belgique.

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