Dans quel monde on vit

"2022 en poésie !" : découvrez ces quatre textes poétiques

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Après une année parfois bousculée par les nombreuses informations anxiogènes, pourquoi ne pas clôturer l'année 2022 sur quelques notes de poésie ? Dans 2022 en poésie !, spéciale Noël de Dans quel monde on vit, Tanella Boni, Maud Joiret, Mel Moya et Jean-Pierre Siméon interrogent notre société avec leur regard bienpensant et empathique sur l'actualité.

Tanella Boni : " Nous vivons dans un monde blessé de toutes parts " 

La poétesse et philosophe Tanella Boni nous offre ce texte intitulé : Dans quel monde sommes-nous donc tombés ?

Nous vivons dans un monde blessé de toutes parts et l’incertain n’est plus un mot savant. C’est une expérience vécue aux quatre coins de la Terre où la banalisation de la mort s’est répandue comme trainée de poudre. C’est le terrorisme qui tue, ce sont les incendies, les intempéries, la famine, un virus récalcitrant qui a réalisé le tour du monde des malheurs en oubliant de calculer le nombre de morts tombés sur son chemin. C’est aussi la guerre qui rend l’humain si vulnérable.  

La guerre de toutes les horreurs. Celle aux portes de l’Europe.  

Le 24 février, elle a réveillé les humains endormis.  La guerre entre la Russie et l’Ukraine, entre Poutine et Zelensky, entre le trois-pièces-cravate impeccable et le t-shirt ordinaire.  La guerre dont les images insoutenables ont réussi à éclipser, en un temps record, d’autres images de guerres sanglantes, en Afrique, au Moyen-Orient ou ailleurs. Conflits meurtriers désormais déclassées ou éclipsées qui n’intéressent plus personne.  

Images d’une guerre d’un autre âge. Corps jetés çà et là comme de vulgaires objets.  Femmes, hommes et enfants terrés dans les sous-sols d’immeubles bombardés. Villes éventrées. Villes dont les noms sont entrés dans nos mémoires, même si nous habitons au bout du monde.  

Dans cette guerre, donc, aux images aussi surréalistes les unes que les autres, deux moments, comme des flashes, m’ont étonnée, absolument.  

Des étudiants noirs n’ont pas de place dans un train quittant l’Ukraine. D’autres cherchent un point de chute dans l’Europe devenue si généreuse à l’égard des Ukrainiens en détresse.  

Puis, le 3 juin, le Président de l’Union Africaine rencontre Vladimir Poutine à Sotchi, chez lui, au bord de la mer Noire. Il souhaite que l’Occident assouplisse les sanctions contre Poutine. Il vient négocier afin que les Africains évitent la famine. L’Afrique a-t-elle besoin de blé russe ou ukrainien pour se nourrir ? Qui l’eût cru ? Où sont donc passées les céréales cultivées en Afrique ? A-t-on oublié le sorgho et toute autre variété de millet ou de maïs mais aussi ces tubercules comme le manioc aux mille recettes ?  Et les prix flambent partout dans le monde. Il faut se nourrir, se soigner, se loger…   

Vue d’Afrique, la désertification avance.  Vu du monde, le réchauffement climatique est à l’œuvre. Les Conférences au sommet se succèdent. Une COP 15 contre la désertification, à la mi-mai à Abidjan. Réunion qui semble avoir accouché d’une souris. Les forêts africaines sont ravagées de plus belle. Qui achète le bois ? Et quels sont ces prédateurs qui continuent d’exploiter les mines ? Une COP 27 contre le réchauffement climatique en novembre, en Egypte. Les pays pollueurs seraient-ils prêts à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre ? Une autre COP 15 pour la biodiversité en décembre à Montréal. 

L’année 2022 se termine et les questions se succèdent au chevet du monde incertain. Et le Qatar, comme si la coupe n’était pas déjà bien pleine, organise en grandes pompes la Coupe du monde de toutes les folies, dans des stades climatisés sortis du désert en un clin d’œil…

► Tanella Boni est née à Abidjan (Côte d'Ivoire). Poète, romancière et philosophe, elle écrit aussi pour les adolescents. Dernier recueil paru : Insoutenable frontière, 2022 (Bruno Doucey, Paris); dernier roman: Sans parole ni poignée de main, 2022 (Nimba, Abidjan).

2022 en poésie !

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Maud Joiret : "On a voulu avorter au kilomètre et rétro-activement de juges de cour suprême " 

La poétesse et performeuse Maud Joiret nous propose ce texte inédit dans lequel elle évoque notamment les menaces autour du droit à l’avortement. 

2022 

Comme d'habitude avec les yeux 

Qui ont des doigts 

Avec la salive du ventre 

On a roulé en boule des kilomètres 

D'instants, d'heures, de secondes 

De chair à vif de calendrier 

Quelques boulettes de sens quelquefois restent 

Accrochées 

Aux trottoirs bleus de la mémoire 

On a arrêté de boire 

On a recommencé 

Le regard rassuré sous des tranches de concombre 

On s'est plu et déplu on s'est ok cupid on s'est cherconnardisé.e.s 

On a lu Annie Ernaux des textos des pronostics 

Astro gastro météoro-illogiques 

Dans l'été 

Hyperlaxe 

On a eu le cheveu plat et les pores grands ouverts 

On a compté de nouvelles rides 

Du bonheur récolté à gros coups d'UV 

Dans les rayons kilowattés 

Le sans sulfite brillait 

Les cours du blé grimpaient 

On a pensé à la guerre 

On a pensé à toutes les guerres 

On a acheté du vinaigre blanc 

Sans contact 

On a voulu avorter 

Au kilomètre 

Et rétro-activement 

De juges de cour suprême 

On a voulu raviver sur la langue 

Ce qui était enterré et aussi 

Le bonbon Boule magique 

D'un puits de sucre et d'oubli 

Pour éviter qu'un jour 

On se trompe soi-même 

On s'est parfois aussi 

Ligaturé les trompes 

Dans certains moments que la conscience allume et puis éteint 

On est resté bloqué 

Sans rien dire on a pensé 

Allez bien tous vous 

Rouler en boule dans les naufrages certifiés 

Les kilomètres de bouses synchronisées 

Dans les toilettes hi-tech 

Dans Triangle of sadness 

Dans la merde la tristesse 

N'offre pas d'aller simple pour la lune 

James Webb toi qui es perché en orbite toi qui satellites plus fort plus vite plus loin 

Vas-y sauve-nous parle-nous des mystères des constellations 

Balance la sauce umami de la destinée 

Arrose-nous bien qu’on ne voie presque plus 

Qu'à l’intérieur de nous-mêmes le même 

Scintillement peut-être 

Que là-haut 

Dans les pixels des piliers de la galaxie 

Les nébuleuses jaunes mauves et roses 

On roule en boule des kilomètres 

De projections de passés de futurs en paillettes 

Biodégradables 

Des boulettes de rêves 

Dispersées en trottant 

Dans un présent fou 

Microscopique 

Et sur les trottoirs bleus de la mémoire 

► Maud Joiret a reçu le prix de la première œuvre de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour son recueil Cobalt (éditions Tétras-Lyre) en 2019. Son deuxième texte, JERK, est à la fois une performance et un livre publié cet automne à l'Arbre de Diane.

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Mel Moya : " 2022, en Belgique, c’est toujours 174 féminicides sur ces six dernières années, chiffre en hausse, c’est moche "   

L'artiste Mel Moya revient dans ce texte inédit sur l’année écoulée. Et espère déjà plus de sérénité en 2023 ! 

J’avais commencé l’année avec un sentiment qui m’était jusque-là inconnu, mélange de gêne dans l’accomplissement, enfin j’allais pouvoir briser cette identité d’imposture, de pas entendu, de pas légitimes. Je me suis sentie seule ce début d’année, malgré l’entourage grandissant, je devais comprendre pourquoi, c’était violent de recevoir des titres, des prix, une reconnaissance, qui en réalité se base sur des critères subjectifs comme l’art l’est, naissant du laid qui reste à contempler à l’intérieur, là où ça suinte et ça pue l’escarre, on apprécie une douleur qui s’extirpe et se traduit par le mot le plus fidèle à l’émotion.

Une année commencée en boule, giflée par des énergies que je ne connaissais pas, depuis un espace que je ne connaissais pas. Gagner, je ne connaissais pas.

À cet endroit, je venais me tester, et partager un moment Peace, love Unity and having fun. Mantra, qui ne me quitte pas. Grand remue-ménage et accélérateur de particules, dans un collectif où on ne s’excuse de rien, où ensemble le mot nous rassemble, les mains se serre et accompagnent, toujours un peu plus loin jamais dans l’ombre, jamais seule.  

Là où ça fait sens. Accomplissement, de plein de souhaits de gosse de quartier, sans rien attendre, car trop conscientes des réalités dans lesquelles je vivais. Comme un kiss and Fly cookies, dérouler le message, transmettre, permettre à d’autres de pouvoir décadenasser ce qu’on s’interdit de dire, de ressentir, de vivre, voir que ça peut chémare à condition de tout mettre en place pour y arriver. Accepter, les recalcules d’itinéraire, tant que la destination est inscrite, se laisser porter, se focaliser sur nos ressources, en découvrir de nouvelles et accepter aussi qu’on y arrive, sans se poser de question. Ne jamais oublier depuis où on parle, d’où on vient et être dans la bienveillance pas de washing avec soi.

Quand on n’a pas grandi avec les codes de ce beau monde de l’art et des lettres, des Musées Royaux, dans lequel je preste mes textes, quand on n’a pas été éduqué, à comment se comporter avec des gens un peu champêtres, on se sent en violence par moment, retour aux réalités, case départ, système violent, comme le droit de vote et la démocratie dans un pays aux politiques corrompus, inutile. Violent comme ces 3 crânes humains aux enchères, c’est quel manque de respect ça, qui valide ça encore depuis la Belgique, honteux et violent.

Comme les hommes qui continuent de penser à la place des femmes en questionnant la place du corps dans la cité, inutile et violent, comme une promesse d’empreinte écologique aux dépits de vies humaines qu’on pense ne pas voir, depuis l’occident, violent et impuissant, comme la collection de boite à gâteaux famille royale sur l’étagère de la vieille, qui n’est pas raciste, mais qui ne peut pas accueillir la misère du monde, comprenez bien, c’est violent. Depuis mes premières scènes, 4100, chambre d’enfant refuge, où je pouvais m’évader et rêver à ces planches starisées. J’ai réussi à faire voyager ma poésie, 15 787 KM parcourus depuis la Belgique, l’Allemagne, La France, le Sénégal et la Tchéquie. Performances et transmission, rencontre de sœurs à l’international. Je me vois en train de creuser avec une cuillère dans le fond du jardin, pour fuir loin et rêver au voyage qui apaise, c’est chose faite, petite.

Une année de leçon, d’humilité, pour tester tes limites, mais aussi de violence et d’apnée, une apnée télécommandée par une fatigue inconsolable, des insomnies, charges mentales et 12 fois le regard sec d’incompréhension, dans une chambre, froide, aseptisé blanche, avec vue sur le nouveau parking du CHU, pourquoi moi, section hémato-rhumato-IRM cérébral, c’est moche.

2022, en Belgique, c’est toujours 174 féminicides sur ces six dernières années, chiffre en hausse, c’est moche, c’est aussi 797 personnes portées disparues avec des noms familiers qui s’ajoutent à la liste, des familles pressées jusqu’à la moelle de ne plus pouvoir vivre sous les bombes capitalistes de notre société pyramidale, où maintenant nous pouvons digitaliser nos corps en chaire pixels et monétiser nos regards, c’est moche.

Mais Dieu merci, à mes côtés, et quelle chance, il y a Charly et Nina et ça, c’est beau. C’est beau de se rappeler que nos vies et celles de nos enfants nous sont précieuses et inestimables, que l’on vit deux fois et que l’on commence à vivre sa vie quand on l’a compris. Grande embrassade collective sur mon entourage et une entrée dans plus sereine en 2023.

► Mel Moya est une artiste lyrique liégeoise qui écume, en musique ou a cappella, les scènes internationales. La lauréate du prix littéraire Paroles Urbaines 2021 puise de ses réflexions personnelles et d’observations du réel des textes qui confrontent son univers et le monde qui l’entoure. 

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Jean-Pierre Siméon : " La poésie est décidément le meilleur antidépresseur " 

Le poète Jean-Pierre Siméon s’attarde sur les lucioles qui - à côté des grands désastres - ont éclairées l’année écoulée 

2022 ? En effet, c’est accablant. La guerre en Ukraine et ses dizaines de milliers de victimes, le Covid qui n’en finit pas, l’accélération du réchauffement climatique, bientôt 25 000 morts noyés en Méditerranée, la montée partout de la peur et de la haine de l’autre et donc de l’idéologie mortifère d’extrême droite, et comme chaque année 3 millions d’enfants morts de faim…

Erasme disait "On ne naît pas homme on le devient" , eh bien il est patent  que ce n’est pas demain la veille que l’humanité, née inhumaine, deviendra humaine. Mais, quant à moi, je refuse de me laisser Houellebecquiser et de traverser mes journées le dos rond, l’œil éteint et la lippe pendante ou d’aller relire chez Lipp devant un foie gras et un verre de Chateau Eyquem, De l’inconvénient d’être né de l’amer Cioran. Je m’en tiens à deux principes, l’un de Gramcsi : "Le pessimisme de l’intelligence ne doit pas désarmer l’optimisme du cœur et de la volonté', l’autre de Holderlin: "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve". Si la lucidité est l’art de bien voir, alors être lucide c’est voir aussi les preuves de l’humanité subsistante et les arguments même de la joie. Et il y en eut en 2022 comme il en est toujours. Ce sont souvent de petites choses comparées aux grands désastres, des lucioles si l’on veut, mais beaucoup de lucioles éclairent la nuit. Par exemple face au surenchérissement de malheurs en Afghanistan, il y a la révolte magnifique des femmes iraniennes. Face a la veulerie des dirigeants européens, il y a le courage obstiné des sauveteurs de SOS Méditerranée.

Je nourris personnellement mon optimisme-malgré-tout de signaux discrets : par exemple je n’ai jamais reçu autant de livres et de manuscrits de très jeunes poètes, par exemple dans la collection que je dirige chez Gallimard on a vendu en trois ans plus de 30 000 exemplaires de livres de poèmes d’Andrée Chedid , par exemple j’ai découvert cette année  à 72 ans comme un enfant qui découvre la mer la peinture stupéfiante de beauté du finlandais Gallen Kallela, par exemple  j’ai appris que des chercheurs avait fait des progrès décisifs en immunothérapie qui permettront bientôt de guérir la plupart des cancers , par exemple moi qui me méfie comme de la peste des réseaux sociaux, j’ai découvert par hasard qu’un youtubeur qui n’avait jamais lu un livre dans sa jeunesse, soudain pris de passion pour la langue,  a créé le site Linguisticae suivi par 400.000 personnes. J’en passe et des meilleurs. J’en reviens à Holderlin, la poésie est décidément le meilleur antidépresseur : 

Et notre cœur, en vain le cachons-nous en nous-mêmes, notre âme , en vain 

Nous la tenons captive! car qui donc, nous les maîtres, nous les disciples, 

Peut briser notre élan, qui donc, ah! nous interdirait la joie ?

► Jean-Pierre Siméon, poète, romancier, dramaturge, critique est né en 1950 à Paris. Professeur agrégé de Lettres Modernes, il est l’auteur de nombreux recueils de poésie, de romans, de livres pour la jeunesse, et de pièces de théâtre. Ses derniers livres : Petit éloge de la poésie (Folio, 2021) et Une théorie de l’amour (Gallimard, 2021).

2022 en poésie !

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