Patrimoine

À Angkor, le déplacement forcé de la population au nom de la préservation du patrimoine

Angkor, site classé au patrimoine de l’Unesco, bientôt vidé de la plupart de ses habitants

© AFP or licensors

Par Johan Rennotte

C’est l’un des sites touristiques les plus visités d’Asie. Angkor, ancienne capitale de l’empire Khmer, s’étend sur plus de 400 km2, au cœur de la forêt cambodgienne. Cette large zone n’est pas seulement remplie de temples anciens et d’arbres monumentaux, elle abrite aussi une population de plusieurs milliers d’habitants, que le gouvernement veut déménager au nom de la préservation du site historique.

Vous ne les verrez pas sur les cartes postales et les affiches d’agences de tourisme. Quelque 120.000 personnes vivent sur le site patrimonial classé à l’Unesco. Installées dans des conditions précaires, sans canalisations, eau courante, ni électricité, elles dépendent largement des touristes qui, chaque jour, viennent admirer les temples.

Avant la crise sanitaire, Angkor recevait entre 1,5 et 3 millions de visiteurs par an. La levée des restrictions covid permet peu à peu au site de renouer avec le succès, et les habitants d’Angkor profitent de cette manne financière. Beaucoup d’entre eux vendent babioles, boissons et autres ombrelles aux badauds. D’autres exposent leur artisanat dans l’espoir de susciter l’intérêt des touristes en quête de souvenirs. C’est le cas de Chan Vichet, 48 ans, rencontré par l’AFP. Vivant à 500 mètres d’un temple, l’homme s’en inspire pour peindre des divinités hindouistes, copies des statues que l’on retrouve sur les monuments voisins.

Chan Vichet peint des toiles inspirées des statues d’Angkor pour les vendre aux touristes
Chan Vichet peint des toiles inspirées des statues d’Angkor pour les vendre aux touristes © AFP or licensors

Comme 10.000 autres familles, Chan Vichet va devoir déménager. Un déplacement massif organisé par le gouvernement, qui dit craindre pour la sécurité d’Angkor. La pression exercée sur le site par cette population de plus en plus nombreuse est vue comme une menace. Les parcelles sauvages et habitations vétustes prennent davantage d’espace chaque année, empiétant sur la nature et les vieilles pierres.

Un patrimoine lucratif

Un risque pour le patrimoine, probablement. Mais est-ce vraiment la seule raison ? Le Cambodge mise gros sur son joyau historique. Le tourisme représente le deuxième secteur économique du pays. Les autorités sont en train de bâtir un tout nouvel aéroport international dans la ville voisine de Siem Reap, afin de drainer les visiteurs étrangers vers Angkor. Il devrait être inauguré en octobre de cette année.

L’enjeu est donc aussi économique. Un site propre et ordonné, vidé de ses "squats", où la nature est préservée, est bien plus vendeur auprès des touristes chinois, qui sont les plus nombreux à s’y rendre chaque année, mais aussi occidentaux, davantage en quête d’un tourisme vert et "eco-friendly". Des visiteurs plus tranquilles aussi, qui ne sont plus dérangés par des marchands à la sauvette ou des enfants quémandant un peu d’argent.

Bien loin des décors de cartes postales, les conditions de vie des habitants d’Angkor laissent à désirer
Bien loin des décors de cartes postales, les conditions de vie des habitants d’Angkor laissent à désirer © AFP or licensors

Mais les autorités justifient leur projet, et se défendent surtout d’effectuer des déplacements forcés. Un responsable gouvernemental, interrogé par l’AFP, déclare que les familles installées depuis plusieurs générations ne sont pas concernées, et que le relogement est fait sur base volontaire. Il vante la qualité des nouveaux bâtiments qui sont actuellement construits, à 25 km d’Angkor, pour rassembler les déplacés.

Comme le cite l’AFP, chaque famille recevra un petit terrain de 20 m sur 30, 350 dollars, une carte santé, et la taule pour le toit de leur future habitation, dont la construction sera à sa charge. La localité comprend déjà une école, une clinique et une pagode. En façade, une amélioration de la qualité de vie.

Mais en réalité, bien peu de déplacés auront les moyens de construire leur modeste maison, et tous perdront leur revenu lié au tourisme, logés si loin des temples.

Je n’ai pas assez d’argent pour acheter les matériaux nécessaires à la construction de ma nouvelle maison. Nous sommes impuissants. Comment pouvons-nous protester ?

Confie un déplacé à l’AFP. De plus, cette nouvelle petite ville est bâtie sur des terrains auparavant utilisés par les habitants locaux, notamment pour faire pousser du riz.

La pression de l’Unesco

Alors que le Cambodge sort à peine d’une période de troubles, Angkor est inscrit en 1992 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Une reconnaissance qui a garanti au pays alors instable une manne touristique conséquente, mais aussi des contraintes de préservation.

Lorsqu’un site classé ne suit pas les normes strictes de l’instance internationale, il prend le risque d’entrer sur la liste du patrimoine en péril, une liste rouge qui comprend des sites menacés par les guerres (comme la ville d’Odessa, en Ukraine, depuis peu), par les catastrophes naturelles, mais aussi par les activités humaines ou le manque d’entretien.

L’ultime punition, après cette première mise en garde, c’est purement et simplement une exclusion. Un risque que peu de gestionnaires des sites historiques et naturels veulent encourir. Encore moins Angkor qui est entré dès sa reconnaissance sur la liste rouge et ne l’a quitté qu’en 2004 au terme d’un ambitieux plan de sauvegarde.

Alors, dans beaucoup de pays, on est prêt à beaucoup pour se conformer aux demandes explicites ou implicites de l’Unesco. En Egypte, ce sont des quartiers entiers qui ont été rasés sous prétexte de préserver les sites funéraires de Louxor. Et en Ethiopie, la politique de déplacement de population dans le parc national du Simien, soutenue par l’Unesco pour "diminuer la pression des populations locales sur la faune et la flore", ne s’est pas faite sans violences.

L’Unesco est donc sous le feu des critiques, car elle promeut, dans beaucoup de pays en développement, la naissance de "sites-musées" vidés de toute activité humaine. Ce qu’elle ne fait pas, ou peu, dans les pays occidentaux, ses principaux bailleurs de fonds.

L’armée cambodgienne évacue les habitants d’Angkor pour les relocaliser plus loin du site touristique
L’armée cambodgienne évacue les habitants d’Angkor pour les relocaliser plus loin du site touristique © AFP or licensors

Dans le cas d’Angkor, l’Unesco dément avoir encouragé un quelconque déplacement de population, qui ne serait qu’à l’initiative du Cambodge seul. Mais la pression exercée par l’organisme n’est pas étrangère à cette opération. En 2008, quatre ans après avoir quitté la liste du patrimoine en danger, l’organisme onusien s’inquiétait cette fois du développement urbain autour du site. De quoi donner des sueurs froides au gouvernement.

Le pays n’a donc pas réussi à trouver un équilibre entre la préservation nécessaire de son patrimoine et le bien-être de sa population. D’ici le mois de juin, Chan Vichet et les autres familles résignées auront déménagé du site touristique. La cité khmère paraîtra sans doute plus belle sur les photos des réseaux sociaux. Mais ça, cela ne préoccupe pas vraiment les résidents d’Angkor.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Articles recommandés pour vous