Quand on a connu la disette, la peur du manque, même dans l’opulence, n’est jamais de l’indécence. Celui qui a souffert, même quand il nage en plein bonheur, est toujours atteint d’une forme d’"hypervigilance", comme si le passé moins glorieux le suivait comme son ombre. Qu’il ne le quitterait jamais.
Ce syndrome frappe beaucoup d’amoureux des Diables Rouges. Logiquement marqué au fer rouge par les douze années sans grande compétition, le footeux belge se heurte souvent à la même question : et après ? Que trouve-t-on là-bas, derrière l’horizon, où se couchera le soleil de la génération actuelle ?
Depuis 2014 et l’essor de ces Diables-là, la Belgique découvre les problèmes de riche de manière durable. Être logiquement nourri d’espoirs avant que ceux-ci ne soient déchus. Vivre des défaites cruelles qu’on avait imaginées victoires triomphantes. Maudire la défaite comme une vieille connaissance qu’on ne fréquente plus et à qui on ne daigne pas dire bonjour dans la rue.
Alors on peste contre le coach, parce que la Coupe du monde 2018, parce que l’Italie, parce que la Ligue des Nations, parce qu’on a envie de plus et, surtout, parce qu’on a le droit. Être une grande nation du foot, c’est aussi ça : se plaindre. Critiquer les listes du sélectionneur, la tactique choisie, douter de ses légendes et remplir son réservoir de mauvaise foi en même temps qu’on vide sa chope, vivre de l’impression que tout est contre nous parce qu’on est bon. Sauf qu’être fort donne le vertige. Surtout quand on est déjà tombé.
Alors à la terrasse d’un café, dans les toilettes d’un bar ou à un arrêt de tram, j’ai déjà entendu : "il va se passer quoi après Eden, Kevin et Romelu ?" avec dans la voix, l’inquiétude de devenir des vieux cons et de se dire, dans dix ans : "c’était mieux avant". À cette question, je n’ai jamais trop su répondre. D’une parce que je déteste la spéculation, même si on nous demande souvent de prédire l’avenir. De deux parce qu’on n’a rien de tangible sur quoi se baser pour dessiner les contours d’une équipe nationale dépourvue de ceux qui ont écrit son histoire récente.
C’est là l’un des intérêts des matchs amicaux face à l’Irlande et au Burkina Faso. Il est sportif, beaucoup, et philosophique, un peu. Ici, on n’évoquera ni de l’intérêt d’un match amical, ni du choix de Roberto Martinez de se passer de ses cadres, puisque tout le monde a déjà donné son avis là-dessus. On va simplement se dire qu’au fond, ce déplacement à Dublin, c’est un peu comme si le fantasme, ou plus exactement le cauchemar de 11 millions d’habitants avait pris forme : la génération dorée n’est plus. Alors : il se passe quoi après ?
Après, on jette un œil aux joueurs qui ont été convoqués par Roberto Martinez. On jure de ne pas s’enflammer sur celui qui brillera, de ne pas descendre celui qui se loupera, et de regarder avec des yeux grands ouverts Sambi, Yari, Youri, Charles et les autres. Puis on repense à cette foutue peur du vide. Donc je repense à ma première fois au stade Roi Baudouin. C’était un soir de septembre 2010, et mon chouchou de l’époque marseillaise, Daniel Van Buyten, avait empêché les Diables Rouges d’arracher un match nul face à l’Allemagne de Miroslav Klöse. C’était une campagne de compétition poussive comme la Belgique n’en connaît plus depuis longtemps.
Et je crois que c’est ce que suscite chez moi cette trêve internationale sans cadre : la certitude que des choses n’arriveront plus. Pays d’un peu plus de 11 millions d’habitants, la Belgique, comme son voisin Oranje ou d’autres "petits pays", ne sera jamais à l’abri de manquer une Coupe du monde ou un Euro. Cela s’appelle un cycle, et ce n’est pas une maladie, juste de la logique.
Mais au regard de la liste de Roberto Martinez, mais aussi et surtout des U21, des U19 et même des U17, il y a forcément une part d’optimisme quand se pose la question de l’après. Ce samedi soir, ce que l’on attend des Diables Rouges qui fouleront la pelouse de Dublin, c’est de nous montrer que sans ses comètes, la Belgique demeure et demeurera une nation forte du football mondial. Phénomène exceptionnel, la comète de Halley ne passe qu’une fois tous les 76 ans environ. Le ciel n’en demeure pas moins beau le reste du temps.
Certains y verront certainement de la résignation, moi j’y vois de l’optimisme : à la question "et après ?", je réponds que ces matchs, comme ceux des Diablotins et des plus jeunes, doivent montrer que la Belgique est capable d’être forte de manière pérenne et pas exceptionnelle, comme en 86 ou en 2018. Finalement, quand on a connu la disette, l’indécence ce n’est pas d’avoir peur de ne plus rien avoir à nouveau, c’est surtout de ne pas réussir à profiter quand on a.