Belgique

Absentéisme au travail : des entreprises bruxelloises utilisent le controversé facteur de Bradford

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Avez-vous déjà entendu parler du facteur de Bradford ? Non ? C’est normal : la plupart des travailleurs ne savent pas que leur employeur l’utilise.

Qu’est-ce que c’est au juste ? "C’est une équation mathématique utilisée par de nombreuses entreprises dans le cadre de leur politique de ressources humaines pour analyser la fréquence des absences", explique Alex Persoons, Operation Manager pour Certimed, l’organisme de contrôle médical agréé par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

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Un coefficient utilisé à Bruxelles

Selon le cabinet du ministre de la Fonction Publique de la région de Bruxelles-Capitale, Sven Gatz, cet indice n’est plus utilisé depuis la fin de l’année 2019. "Nous n’utilisons plus la méthode Bradford dans la gestion des ressources humaines des services publics régionaux et Organismes d’Intérêt Public (OIP) bruxellois. En effet, l’utilisation du facteur Bradford est fortement remise en cause par la justice européenne et l’autorité de protection des données", indique Amil Djellal, l’un des porte-parole du ministre.

"L’autorité belge de protection des données ne semble pas encore avoir remis un avis sur ce sujet. Néanmoins, en concertation avec notre Data Protection Officer et l’organisme de contrôle médical externe, la Région de Bruxelles-Capitale a décidé de ne plus prendre en compte les résultats de ce facteur dans sa politique de gestion des ressources humaines."

Pourtant, cet avis n’est pas respecté partout puisqu’un service public bruxellois bien connu l’utilise encore aujourd’hui : la STIB.

Sa porte-parole, Françoise Ledune, confirme l’utilisation du facteur de Bradford depuis une petite dizaine d’années par les ressources humaines de la STIB. "C’est un critère qui est souvent utilisé dans les grandes entreprises car c’est difficile de suivre l’absentéisme de 10.000 travailleurs. Il s’intéresse à la récurrence des absences plutôt qu’à leur durée car de nombreuses petites absences désorganisent davantage l’entreprise que des absences plus longues. Elles sont imprévues et c’est plus compliqué de remplacer le travailleur au pied levé."

Elle ajoute que ce n’est pas le seul indicateur utilisé par l’entreprise. "On se compare à l’indice des absences moyen des entreprises de plus de 1000 personnes, on fait la différence par métier, etc. qui peuvent donner une indication sur les causes de l’absentéisme."

Dérives

Les syndicats de l’entreprise de transport public, quant à eux, pointent du doigt les dérives de l’utilisation du facteur de Bradford et, plus largement, du Plan absentéisme de la STIB.

Selon un représentant des travailleurs au sein du Comité pour la protection et la prévention au travail (CPPT) qui préfère garder l’anonymat, une centaine d’agents de la STIB ont été licenciés en 2021 de manière abusive et discriminatoire, sur base de leur seul état de santé.

Des accusations que Françoise Ledune réfute : "On ne licencie pas sur base de l’indice Bradford. C’est juste un indicateur qui permet de dire : 'là, il y a un souci'. Quand un indice Bradford est très élevé, le supérieur hiérarchique convoque l’agent et va essayer de savoir pourquoi il y a ces absences récurrentes. Ces dernières peuvent parfois être de l’absentéisme gris, c’est-à-dire que l’absence va être une conséquence de quelque chose qui n’a peut-être rien à voir avec l’état de santé de la personne, par exemple une mésentente avec son chef, une situation familiale difficile, etc. On va essayer d’identifier le problème et éventuellement le régler."

Le représentant des travailleurs du CPPT de la STIB propose une autre version de ces entretiens. "Un agent de la STIB qui atteint trois périodes d’incapacité de travail sur les douze derniers mois – un certificat médical d’un jour ou d’un mois comptant pour une période – se voit convoqué pour un premier entretien absentéisme", explique-t-il.

"Lors de cet entretien, des intrusions dans le secret médical sont inévitables, mais il est surtout signalé au travailleur à quel point son 'absentéisme fréquent engendre une désorganisation du travail'. Il est demandé au travailleur de signer un document dans lequel l’agent s’engage à faire des efforts. Cette signature est alors utilisée soit pour mettre la pression pour que l’agent diminue son absentéisme, soit pour justifier un licenciement en prétendant que l’agent était prévenu et qu’il s’était engagé à faire des efforts."

Facteur de stress

Une pression généralisée est ainsi instaurée sur l’ensemble du personnel, dénonce le représentant. "Des agents de la STIB, au lieu de se soigner complètement, reviennent de manière anticipée, sans être rétablis à 100%, avec des risques de rechute et au final des incapacités de travail de plus longue durée encore, et dans le pire des cas, des inaptitudes définitives…"

"Vous pensez bien qu’un travailleur qui est convoqué à un entretien absentéisme par son manager direct va réfléchir à deux fois avant d’introduire de nouveau un certificat médical", remarque-t-il. "On se retrouve dans une situation dans laquelle, en pleine période de pandémie, certains employés viennent travailler avec des symptômes par crainte de rentrer le certificat médical de trop."

C’est le cas de Jacques (nom d’emprunt), qui travaille depuis une dizaine d’années à la STIB. Il y a quelques mois, un membre de sa famille est positif au coronavirus et il soupçonne l’être, lui aussi. Il fait un test PCR et doit attendre deux jours avant de recevoir les résultats. Il choisit d’aller travailler entre-temps.

"J’avais peur d’être convoqué par ma hiérarchie. Si j’avais pris deux jours de maladie et que mon test s’était révélé négatif, on aurait pu me dire : 'tu es un profiteur, tu n’es pas malade'", explique-t-il. "Un entretien avec mon employeur aurait pu finir en C4 car j’ai été beaucoup absent cette année."

Il finit par recevoir les résultats du test PCR : il a bien le coronavirus.

D’autres employés de la STIB préfèrent prendre congé plutôt que des jours de maladie par souci de tranquillité. "Dès que l’indice de Bradford dépasse 250, on est soumis à des contrôles médicaux systématiques", confie Marc (nom d’emprunt). "Et comme le médecin contrôle passe à toute heure – il est déjà arrivé que le médecin contrôle passe à des heures tardives la veille d'une reprise pour éviter une prolongation du certificat -, je n’ose plus sortir de chez moi quand je suis en congé maladie, de peur qu’il fasse un rapport négatif. C’est très stressant."

Il est déjà arrivé que le médecin passe à des heures tardives la veille d'une reprise

Marc explique aussi que des mécanismes sont mis en place – sans l’avis du manager – pour faire pression sur le malade quand le coefficient Bradford est élevé : entretiens avec le manager pour connaître les causes de la maladie, sanctions financières et/ou disciplinaires si non-respect de l’avis du médecin contrôle, etc.

"Tacitement, on craint aussi que cela puisse impacter négativement notre évolution au sein de l’entreprise. Notons aussi que l’indice de Bradford est visible par le manager et par les RH mais… pas par l’employé concerné", ajoute encore Marc.

Plaintes

Unia, l’institution de lutte contre la discrimination et pour l’égalité des chances, a reçu quelques plaintes en 2021 concernant l’utilisation abusive du facteur de Bradford.

L’attachée de presse d’Unia, Anne Salmon, relève que le coefficient est susceptible de conduire, directement ou indirectement, à des différences de traitement fondées sur l’état de santé présent ou futur, sur le handicap, sur l’âge et sur le genre des travailleurs concernés.

"L’application du facteur se fait, dans la grande majorité des cas, sans distinction en raison de l’âge, du genre, de l’état de santé ou du handicap des travailleurs concernés et sans distinction entre absences médicales ou non : exclure certaines absences 'légitimes' entraînerait une complexification considérable de la formule", note Anne Salmon. "Son utilisation trop systématique par les employeurs pour licencier certains travailleurs pour le seul motif que leur facteur est deux ou trois fois plus élevé que celui de la moyenne de l’entreprise pose donc problème."

Que dit la loi ?

L’état de santé est un critère protégé pour lequel le travailleur ne peut pas faire l’objet d’une discrimination, rappelle l’avocat Steve Gilson. "Un licenciement fondé sur l’état de santé serait ainsi totalement discriminatoire."

"Dans la pratique", note toutefois l’avocat, "on voit certains employeurs qui adressent des avertissements au travailleur pour lui signaler que son taux d’absentéisme est inquiétant. Or, un avertissement ne se justifie que par rapport à une faute et une incapacité de travail dûment justifiée ne constitue pas une faute."

"Par contre, il peut être considéré que la perturbation et la désorganisation liées à l’absence au travail puissent être un motif de licenciement", nuance le spécialiste en droit du travail et de la sécurité sociale, "à supposer qu’on puisse établir cette perturbation".

Le facteur de Bradford a vocation à essayer d’apprécier le taux d’absentéisme des travailleurs et la perturbation sur le fonctionnement de l’entreprise que ce taux est censé refléter. Le facteur de Bradford est amené à se pencher sur l’état de santé et s’il est utilisé comme tel, cela peut créer une discrimination. Il n’en ira pas de même si on place les choses sur le plan de la désorganisation.

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Jurisprudence européenne

Dans une décision du 25 octobre 2019, l’Autorité chypriote de protection des données a imposé des amendes administratives à hauteur de 82.000 euros à trois entreprises pour avoir utilisé le facteur Bradford en violation des principes généraux du Règlement général sur la protection des données (RGPD), rapporte Alex Persoons, Operation Manager pour Certimed.

L’organisme de contrôle médical agréé par la Fédération Wallonie-Bruxelles s’attend à ce que la Belgique suive la décision chypriote et n’utilise plus la méthode Bradford depuis plus d’un an. Il a d’ailleurs conseillé à ses clients de ne pas se fonder sur celle-ci pour prendre des mesures individuelles – y compris des sanctions – à l’encontre de ses travailleurs.

C’est aussi l’avis de Stéphane Boonen, avocat. "La Cour européenne de justice risque d’aller dans le même sens. Si vous faites simplement des statistiques, par exemple vous voulez réorganiser les services parce que vous vous rendez compte que dans l’un d’eux, il y a une trop grande absence de telle catégorie de travailleurs – imaginons que ce soit quelque chose qui physiquement soit trop éprouvant pour certaines personnes par exemple et que vous constatez statistiquement que ces personnes sont plus absentes que les autres travailleurs –, cela vous permet de réorganiser votre société, vous ne sanctionnez pas le travailleur. Personne ne peut vous empêcher de l’utiliser."

Du côté du cabinet du ministre de l’Economie et du Travail Pierre-Yves Dermagne, on nous répond que si le facteur de Bradford "est utilisé de manière ciblée pour sanctionner les travailleurs qui sont souvent malades, on exprime une très grande réticence. Par contre, si c’est utilisé pour le groupe, pour des travailleurs et pour mettre le focus sur la prévention collective et l’analyse des causes de l’absentéisme alors ça peut être positif."

Quant à l’Autorité belge de protection des données (APD), elle analyse attentivement la décision de ses homologues chypriotes, nous confirme sa porte-parole Aurélie Waeterinckx.

Le ministre bruxellois Sven Gatz, par l’intermédiaire de son cabinet, tient à préciser que les services publics régionaux et les Organismes d’Intérêt Public n’utilisent plus la méthode Bradford depuis fin 2019. Pourtant, dans les faits, nous avons pu constater que ce coefficient est toujours utilisé par plusieurs organismes régionaux contactés par la RTBF. En plus de la STIB, il apparaît qu’Actiris et Bruxelles Propreté l’utilisent. Le SIAMU n’en fait pas usage pour l’instant mais compte y recourir dans les prochains mois.

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