Economie

Activision Blizzard accusé de discrimination et harcèlement : la fois de trop pour le secteur du jeu vidéo ?

Paris Games Week 2017 : Day Five At Porte De Versailles In Paris

© 2017 Chesnot

Temps de lecture
Par Adeline Louvigny
Loading...

"Encore ?", "Mais doit-on vraiment encore s’en étonner ?", "Ce n’est pas vraiment une surprise…" : ces réactions, ce sont celles face aux énièmes nouvelles révélations d’environnement toxique de travail et harcèlements sexuels au sein de l’industrie du jeu vidéo. Après le français Ubisoft il y a un an, c’est un autre ténor du milieu qui s’est pris un grand froid : Activision Blizzard, éditeur de jeux à (très gros) succès comme Call of Duty ou World of Warcraft est poursuivi en justice par une agence d’état californienne chargée de la lutte contre la discrimination dans l’emploi.


►►► #metoo chez Ubisoft : du harcèlement sexuel en toute impunité ?


Pourquoi ça n’étonne plus grand monde au sein du jeu vidéo ? Car, même si ce n’est pas unique à ce milieu, le sexisme, le racisme, et la culture de l’entre-soi masculin sont présents depuis la création des jeux vidéo, et que "les bonnes vieilles habitudes" sont difficiles à lâcher dans cette industrie qui emploie, en moyenne, 20% de femmes. Pourquoi ça n’étonne particulièrement pas dans le cas d’Activision Blizzard ? Car l’entreprise s’est déjà illustrée par ses crunchs particulièrement éreintants, son manque de considération envers les développeurs, et les "coups d’éclat" de son CEO Bobby Kotick.

Retour sur les deux semaines de révélations, prises de position, manifestations ou encore boycotts qui ont suivi l’annonce de l’action en justice envers Activision Blizzard, entremêlées avec l’histoire complexe du groupe aux 6,7 milliards de chiffre d’affaires, et l’ébullition sociale qui anime actuellement l’industrie vidéoludique.

Loading...

Tout commence le 20 juillet 2021. Après deux ans d’enquête au sein d’Activision Blizzard, la California’s Department of Fair Employment and Housing (DFEH), une agence étatique chargée de la lutte dans la discrimination dans l’emploi et le logement, poursuit Blizzard Entertainment, et sa maison-mère Activision Blizzard, pour une culture de "harcèlement sexuel constant" et de discrimination basée sur le genre. Selon le Los Angeles Times, et d’autres observateurs, c’est une des actions en justice la plus importante jamais menée contre une entreprise de l’industrie du divertissement.

Avertissement : la suite de l’article va décrire des faits de harcèlements sexuels et de suicide qui peuvent heurter.

Dans sa plainte, la DFEH décrit des faits graves de harcèlements, de discrimination, et une culture bien ancrée de "frat boy", soit un entre-soi masculin typique des fraternités américaines, connues pour leur sexisme. Les témoignages récoltés auprès d’employées relatent des commentaires sur leur physique, leur attractivité, des attouchements non consentis, des blagues sexistes, sur le viol. La DFEH évoque également le cas d’une employée, fortement harcelée au sein de l’entreprise, qui s’est suicidée lors d’un voyage de travail.

La DFEH a également constaté que les femmes étaient moins vite promues, moins bien considérées, et que la discrimination était particulièrement forte pour les femmes enceintes, qui voyaient leur carrière considérablement ralentie.

Loading...

Les accusations sont graves, mais c’est la réponse officielle à cette plainte qui va mettre le feu aux poudres. Dans son communiqué publié le lendemain, 21 juillet, ils assurent "valoriser la diversité et tout faire pour offrir un environnement de travail inclusif pour chacun. Il n’y a pas de place pour un comportement sexuel déplacé ou tout harcèlement de quelque nature que ce soit. Nous prenons chaque allégation au sérieux et enquêtons sur toutes les plaintes." Jusque-là, une communication classique : toujours, ces entreprises semblent tomber des nues quand sont révélés ce genre de témoignages, comme le résume si bien ce clip Tik Tok de Leslee Sullivant, une femme travaillant dans le milieu depuis des années.

Loading...

C’est la suite qui est plus violente : Activision Blizzard était parfaitement au courant qu’une enquête était menée par la DFEH, et s’est donc montrée très "surprise" de ses conclusions. Elle prétend que la DFEH "a déformé les faits, voire menti, sur certains pans de l’histoire de Blizzard" ; elle se déclare "malade" de voir la manière dont ils ont traité l’histoire du suicide d’une employée, "au mépris du deuil de la famille", et que "ce comportement irresponsable des bureaucrates de l’État pousse de nombreuses entreprises californiennes à quitter la Californie". Voilà donc pour le cynisme : tout cela est faux, la DFEH a très mal fait son boulot ("ils étaient tenus par la loi d’enquêter de manière adéquate et d’avoir des discussions de bonne foi avec nous pour mieux comprendre et résoudre toute réclamation ou préoccupation avant d’entamer une procédure judiciaire") et en plus, tout cela fait fuir ces entreprises de Californie.

Les employés prennent les armes, des têtes tombent

Cette lettre fait réagir les employés d’Activision Blizzard, qui en réaction à ces révélations, vont préparer la "riposte". Le lendemain du communiqué problématique, plus de 2000 employés et anciens employés signent une lettre interne pour critiquer la réponse officielle, la qualifiant d'"odieuse et insultante", et déclarant "ne plus avoir confiance en la direction pour qu’elle puisse assurer la sécurité des employés, au-delà de ses propres intérêts".

Des centaines d’entre eux iront même jusqu’à débrayer le 28 juillet, avec un "Walkout for Equality" un mouvement plutôt inédit dans l’industrie, surtout pour une entreprise de cette taille. Ce débrayage sera soutenu par une partie des joueurs et streamers des jeux développés par Blizzard, qui appelleront à un boycott durant cette journée, mais aussi à faire don à des associations œuvrant pour l’inclusion et la diversité, et surtout à parler de ce qu’il se passe.

Quelques jours après les révélations, les deux camps avancent leurs pions. Le président de Blizzard, J. Allen Brack, se retire de ses fonctions et est remplacé par deux "co-leaders" : une manière pour Bobby Kotick de renforcer son pouvoir, estiment certains observateurs. Quelques jours après, c’est au tour du chef des RH de quitter son poste. Dans le même temps, Activision Blizzard engage le prestigieux cabinet d’avocats WilmerHale pour "l’aider à promouvoir l’inclusivité et le respect dans ses bureaux". Le hick, c’est que c’est le même cabinet qui a travaillé pour Amazon… afin d’empêcher la création d’un syndicat. La réponse n’a pas tardé : une coalition de travailleurs, ABK Worker Alliance, se crée et s’oppose fermement au recours à ce cabinet d’avocats comme auditeur externe pour évaluer l’entreprise.

Loading...

Enfin, c’est le milieu des finances et de la publicité qui avance ses pions. Plusieurs actionnaires estiment qu’en cachant ses problèmes en interne, la valeur boursière d’Activision Blizzard a été surestimée : ils décident donc eux aussi de poursuivre l’entreprise en justice. Du côté de l’esport, plusieurs sponsors se sont retirés de la league Overwatch, dont Kellogs et Coca-Cola.

Les pressions se font donc de toutes parts sur l’un des acteurs majeurs de l’industrie vidéoludique, qui pour l’instant ne réagit que par les mots, Bobby Kotick assurant de leur volonté de devenir "un exemple dans la gestion du harcèlement et des discriminations dans le milieu". Si beaucoup doutent de réels changements structurels suite à ces révélations, c’est certainement du côté des travailleurs, des créateurs, des artistes; des "petites mains" du jeu vidéo que le changement est en train d’opérer. Pour rester dans l’univers militarisé que les grands éditeurs affectionnent tant, on pourrait dire qu’ils s’unissent, fourbissent leurs armes, élaborent leurs stratégies pour constituer un camp adverse qui tiendra tête.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous