Affaire Benalla : un procès peut-il avoir déjà été jugé par "le tribunal de l’opinion" ?

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Dans le procès d’Alexandre Benalla, ancien garde du corps du président français Emmanuel Macron et chargé de mission de l’Elysée, accusé de plusieurs délits, dont la possession illégale d’armes et de passeports diplomatiques ainsi que pour coups et blessures sur des manifestants en 2018, le tribunal a annoncé que la décision était mise en délibéré au 5 novembre. Face au juge, le ministère public (c’est-à-dire le procureur de la République, qui représente l’Etat) a toutefois requis une peine plutôt légère : dix-huit mois de prison avec sursis, assorti d’une amende de 500 euros et d’une interdiction de port d’armes de dix ans.

Pour justifier un réquisitoire qui semble clément, au vu de l’impact médiatique de l’affaire et des charges auxquelles fait face Alexandre Benalla, le procureur a expliqué jeudi soir vouloir mettre fin à "une affaire qui a fait couler beaucoup d’encre et inspiré beaucoup de commentaires." Le dossier, dit-il, a "déjà été jugé par le tribunal de l’opinion", et les prévenus ont été "marqués au fer rouge des réseaux sociaux et de la médiatisation, […] confinés avant l’heure."

La référence au tribunal de l’opinion, des réseaux sociaux ou encore du "tribunal populaire" n’est pas nouvelle : beaucoup de magistrats, à commencer par le ministre actuel de la Justice en France, Eric Dupond-Moretti, ont régulièrement dénoncé cette forme de justice parallèle. Mais c’est la première fois que dans une affaire judiciaire, la mention des réseaux sociaux permet d’adoucir un réquisitoire.

"La justice ne se rend jamais sur les réseaux sociaux", avait notamment affirmé le Garde des Sceaux dans une interview au média Brut. Pourtant, c’est bel et bien l’expression utilisée par le procureur Yves Badorc. En France, pourtant, l’article 9 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 impose la présomption d’innocence : "tout homme [est] présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable." Un principe renforcé par l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi."

On imagine mal des magistrats considérer les réseaux sociaux comme un tribunal établi par la loi, et encore moins impartial… Même si des initiatives, comme le "webunal", lancé par l’Américain Par Thunberg, proposent de régler des litiges dans la sphère Twitter ou Facebook, le blog de droit de l’Edhec et du site 'Affiches parisiennes' considère qu’il semble "invraisemblable qu’un tel tribunal puisse s’ériger en concurrent des tribunaux nationaux pour les affaires les plus graves."

Sur les réseaux sociaux, tout le monde n’est pas cru ou jugé de la même manière

En janvier dernier, en Belgique, l’affaire du cycliste qui avait renversé une petite fille dans les Hautes Fagnes avait déjà suscité des questions : il avait été privé de liberté après un appel à témoins et une vague de commentaires plus ou moins haineux sur les réseaux sociaux. "Ce cycliste, il est jugé deux fois : une fois par le juge, une fois par les réseaux sociaux", estimait Denis Bosquet, avocat au barreau de Bruxelles, spécialisé en droit pénal, sur le plateau de CQFD. Une forme de "lynchage", selon l’avocat qui se disait inquiet "qu’à un moment où se libère la délation, où se banalisent les propos racistes, homophobes ou autres, les réflexes les plus vils sont exacerbés".

"Contrairement au système judiciaire, il n’y a aucune balise [sur les réseaux sociaux, ndlr] et ce qui s’y passe n’est pas rationnel, estime de son côté Rachel Chagnon, professeure au département des sciences juridiques de l’Université de Montréal dans le journal québécois La Presse. Tous ne sont pas crus ou jugés de la même manière… On peut penser à des acteurs et des politiciens qui ont été épargnés par le public, qui décide de tout sur ces réseaux."

Leur logique est d’ailleurs loin d’être la même, à en croire la professeure : "Le système de justice traditionnel récompense ceux qui admettent leurs torts en réduisant souvent leur peine et punit plus sévèrement les coupables qui nient jusqu’au bout. Sur les réseaux sociaux, ceux qui reconnaissent leurs fautes peuvent le payer très cher et ceux qui nient s’en sortent souvent indemnes."

Si le jury décidait d’appliquer les peines requises par le parquet à l’encontre d’Alexandre Benalla, cette décision pourra-t-elle faire jurisprudence ? Pour l’image d’une justice vraiment indépendante du "tribunal médiatique", il vaudrait mieux que non.

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