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Afghanistan : à quel point peut-on informer, malgré les talibans?

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Par Un article Inside d'Isabelle Palmitessa, journaliste à la rédaction Info

Depuis la mi-août, les reportages sur la situation en Afghanistan racontent la prise de pouvoir des talibans, les menaces qui pèsent sur certaines catégories de population, les tentatives de fuite hors du pays. Mais qui sont les journalistes qui travaillent encore sur le terrain ?

Au moment de la chute de Kaboul, la plupart des rédactions étrangères ont quitté les lieux. Quant aux journalistes afghans, on sait que beaucoup d’entre eux ont fui, craignant pour leur vie. Ceux et celles qui n’ont pas réussi à quitter le pays multiplient les appels à l’aide.

Et pourtant, malgré le chaos, la censure et la répression, des informations continuent de nous parvenir. Grâce aux correspondants qui sont restés ou qui se sont rendus sur place mais aussi grâce aux locaux – journalistes, photographes, cameramen, traducteurs et simples citoyens – qui prennent d’énormes risques pour raconter ce qui se passe sur le terrain.

Avec quelle latitude peut-on aujourd'hui travailler comme professionnel de l'information, même étranger, dans un pays qui se trouve sous la chape de plomb d’un régime aussi autoritaire que celui des talibans ? 


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En direct de Kaboul

Wilson Fache est le correspondant de la RTBF en Afghanistan (ainsi que pour d'autres chaînes, notamment la RTS). Vous le voyez régulièrement en direct dans les journaux télévisés. Vous pouvez aussi lire ses articles, comme celui-ci : "Si je faisais de la musique dehors, peut-être que les talibans viendraient me tuer".

Le 4 septembre, quelques jours après la prise de pouvoir des talibans, le journaliste a réussi à entrer par voie terrestre sur le territoire, via l'Ouzbékistan, à un moment où il n’y avait plus de vols commerciaux pour Kaboul. 

Voir son interview dans cette capsule vidéo Inside :

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Il décrit des conditions de travail compliquées, en particulier dans les premiers jours de septembre, au moment où il y avait de nombreuses manifestations contre le nouveau régime en place. "Les talibans ont réprimé ces manifestations", raconte Wilson Fache. "Mais aussi ceux qui les couvraient, à la fois les journalistes occidentaux qui ont parfois pu être arrêtés et qui ont vu leur matériel confisqué mais surtout les journalistes afghans. Certains ont été arrêtés, détenus et torturés".

On se souvient de ces images qui ont fait le tour du monde : deux journalistes afghans battus pour avoir couvert une manifestation de femmes qui demandaient le respect de leurs droits.

Revoir le reportage du JT sur cette manifestation durement réprimée (diffusé le 9 septembre 2021). Niloofar Shinikar, directrice d’une chaîne de télévision afghane pour la jeunesse y décrit le travail compliqué des reporters qui doivent utiliser des petites caméras discrètes plutôt que du matériel professionnel.

Où sont les femmes journalistes?

Ces manifestations de femmes ont particulièrement marqué Wilson Fache, c’est pour lui l’image la plus forte depuis son arrivée : "Le courage de ces femmes est incroyable, je n’ai jamais vu ça de ma vie, des femmes qui auraient pu être arrêtées, torturées, tuées et qui étaient pourtant là dans la rue pour défendre leurs droits. Sur place, quand je les observais, j’étais ému par leur courage".

Parmi ces femmes courageuses, certaines travaillaient dans les médias. Un verbe à conjuguer à l’imparfait puisque leur travail est devenu quasi impossible aujourd’hui. Reporters sans Frontières cite un chiffre : sur 700 journalistes afghanes, il n’en restait qu’une centaine début septembre.

Parmi celles qui ont réussi à fuir, nous avons contacté une jeune femme aujourd’hui réfugiée en Belgique et qui veut garder l’anonymat, de peur des représailles qui pourraient viser sa famille, restée au pays.

Je n’ai pas de mots pour décrire la situation des femmes journalistes en Afghanistan

Elle raconte : "Nous avons tout perdu, tout ce que nous avions réussi à obtenir peu à peu ces 20 dernières années dans une société très conservatrice. Aujourd’hui les filles ne peuvent même plus aller à l’école. Quant aux femmes journalistes, elles n’ont que deux possibilités. Soit arrêter de faire leur métier et fermer tous leurs comptes sur les réseaux sociaux. L’autre possibilité est de quitter le pays et de poursuivre leur action depuis l’étranger. Mais il est devenu très difficile de quitter le pays".

Manifestation de femmes à Kaboul filmée avec une petite caméra
Manifestation de femmes à Kaboul filmée avec une petite caméra © Tous droits réservés

Ne pas mettre les témoins et les collaborateurs en danger

Pour les journalistes étrangers qui se trouvent en Afghanistan, il est délicat de réaliser des interviews de personnes menacées par les talibans. Le correspondant de la RTBF a rencontré des activistes féministes afghanes. Mais comment réaliser ce type d’interview sans faire courir des risques à ces femmes ? "On ne peut pas aller chez elles", explique Wilson Fache. "Parce que ça les mettrait en danger si un homme, un journaliste occidental, débarque chez elles. Les voisins, les gens du quartier pourraient s’en rendre compte". Ce sont donc les témoins qui rejoignent le journaliste dans un lieu sûr, à l’abri des oreilles indiscrètes.

L’autre difficulté pour les reporters étrangers c’est d’obtenir les services de fixeurs, un métier qui regroupe des fonctions de chauffeur, interprète et organisateur. Beaucoup de ces fixeurs se sentent aujourd’hui en danger parce qu’ils ont collaboré avec des médias internationaux.

Benoît Feyt, journaliste info à la RTBF donne l’exemple d’un fixeur qui lui a apporté une aide précieuse pour des sujets sur l’Afghanistan réalisés au départ d’informations provenant d’agences de presse : "Grâce à lui, j’ai pu faire du "fact-checking", c’est-à-dire vérifier des événements qui ont précédé la chute de Kaboul. Par exemple, la veille du départ des troupes américaines, il y a eu des tirs de drone sur une voiture dont on pensait qu’elle était piégée, or il y a eu des victimes civiles et j’ai pu en avoir la confirmation grâce à ce fixeur."

Ces traducteurs, fixeurs, journalistes afghans qui ont collaboré avec des médias internationaux craignent pour leur vie et lancent des appels à l’aide pour sortir du pays. Des associations internationales de journalistes leur apportent leur soutien. Ainsi, la Fédération européenne des journalistes a communiqué au gouvernement belge une liste de 25 noms de personnes à faire sortir d’urgence d’Afghanistan mais quelques-uns seulement ont réussi à partir.

Sur place, une info corsetée

Si nous recevons encore des informations et des images de ce qui se passe en Afghanistan, qu’en est-il des informations qui parviennent à la population afghane ? La télévision diffuse bien des informations, il y a des journaux dans les kiosques mais avec quel contenu ?

Sharif Hassanyar répond à cette question. Directeur de TV Channel, une grande chaîne privée afghane, il travaille depuis de nombreuses années dans le secteur des médias. Il vient de quitter l’Afghanistan, une décision qu’il décrit comme très difficile à prendre.

Il y avait trop de pressions, j’ai donc décidé de partir

Sharif Hassanyar explique que "oui, il est possible de travailler comme journaliste, photographe, cameraman mais en empruntant des chemins compliqués et surtout en prenant beaucoup de risques. Si vous travaillez comme journaliste libre et indépendant, vous êtes sous pression et vous devez censurer certaines choses. Les informations que vous trouvez aujourd’hui dans les journaux sont favorables aux talibans, vous n’allez pas trouver d’informations sur ce qui se passe réellement".

A propos du travail des correspondants étrangers, Sharif Hassanyar ajoute : "Les talibans s’occupent moins de ces gens-là parce que leur audience est en dehors du pays. Mais c’est important qu’ils restent sur le terrain pour continuer à rapporter ce qui se passe réellement. Ils doivent couvrir les sujets que les journalistes locaux ne peuvent plus couvrir".

Cette relative liberté des journalistes occidentaux est confirmée par Wilson Fache mais le correspondant de la RTBF pense que c’est une fenêtre d’opportunité dont il faut profiter parce qu’elle pourrait ne pas durer : "Les talibans vont sans doute finir par vouloir nous contrôler, nous censurer, mais pour l’instant, ils n’y arrivent pas vraiment parce qu’ils sont en train d’installer leur administration".

Selon Wilson Fache, il y aurait actuellement une vingtaine de journalistes occidentaux en Afghanistan, un chiffre impossible à vérifier.


►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume - et un peu de recul - pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : là. Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici. 


     

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