Littérature

Agatha Christie, après Roald Dahl ou Ian Fleming : la réécriture des œuvres littéraires provoque un débat enflammé

Agatha Christie, en 1946.

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Les dix petits nègres étaient déjà devenus Ils étaient dix. A présent, le corps du texte des romans d’Agatha Christie fait aussi l’objet de remaniements pour "tenir compte des sensibilités modernes”, comme l’écrit le quotidien britannique The Telegraph, qui pointe une série de modifications et de suppressions.

A titre d’exemple, dans Mort sur le Nil (1937), le personnage de Mrs Allerton se plaint du fait qu’un groupe d’enfants l’importune, déclarant qu'"ils reviennent et regardent fixement, fixement, et leurs yeux sont tout simplement dégoûtants, tout comme leur nez, et je ne crois pas que j’aime vraiment les enfants". Dans la nouvelle édition, cette phrase a été supprimée pour devenir : "Ils reviennent et regardent fixement, fixement. Et je ne crois pas que j’aime vraiment les enfants".

Dans Le major parlait trop (1964), la remarque de Miss Marple selon laquelle un employé d’hôtel antillais qui lui sourit a "de si belles dents blanches" a été supprimée. Le premier roman d’Agatha Christie La Mystérieuse Affaire de Styles (1920) a aussi subi des modifications : alors qu’Hercule Poirot notait qu’un autre personnage était "juif, bien sûr", il ne fait plus aucun commentaire de ce type.

Les nouvelles éditions des œuvres d’Agatha Christie, éditées par HarperCollins, ont été publiées depuis 2020, ou s’apprêtent à l’être. Le Telegraph a pu en consulter les versions numériques, et a relevé "une dizaine de modifications apportées à des textes écrits entre 1920 et 1976, les débarrassant de nombreux passages contenant des descriptions, des insultes ou des références à l’appartenance ethnique”.

"Offensant" pour les lecteurs d'aujourd'hui

Le même journal avait déjà relevé des modifications apportées aux textes de Roald Dahl, le célèbre auteur de Charlie et la chocolaterie ou du BGG (Le Bon Gros Géant), dans la réédition, en 2022, d’une quinzaine de ses œuvres. Les changements effectués portent sur le genre ou l’apparence des personnages.

La réédition des œuvres d’Ian Fleming (la série des James Bond) a aussi donné lieu à un travail de réécriture et à l’introduction d’une phrase en guise d’avertissement : "Ce livre a été écrit à une époque où des termes et des attitudes qui pourraient être considérés comme offensants par les lecteurs d’aujourd’hui étaient courants."

Quelle est la légitimité de ces réécritures ? Sont-elles nécessaires pour rendre les œuvres plus accessibles et moins offensantes pour les esprits actuels ? Ou est-ce là de la pure censure ? Tentons de reposer le débat, sereinement.

"C’est très grave, s’indigne Anne-Marie Vuillemenot, anthropologue, professeure à l’UCLouvainCela consiste à tout rapporter de manière très nombriliste à notre mode de pensée contemporain. C’est vertigineux parce que cela revient à nier complètement l’existence d’autres modes de pensée à d’autres moments de notre histoire. En les effaçant, on efface aussi ce qui pourrait servir à penser les logiques contemporaines autrement."

"Dangereux"

"C’est la même logique pour les rues rebaptisées avec des noms de femmes, poursuit l’anthropologue. Pourquoi ne pas mettre côte à côte les anciennes plaques et les nouvelles pour signifier la profondeur historique de ce qui se passe ? Mais non, on gomme l’histoire et il n’y a rien de plus dangereux. C’est la porte ouverte à tous les fascismes possibles."

Benoît Dubois, directeur de l’association des éditeurs belges du livre, réagit avec ses lunettes d’historien : "Je trouve ça particulièrement crétin. J’insiste sur le mot crétin parce que ça veut dire qu’il y a une part de décérébration des personnes qui le font qui, par conséquent, considèrent qu’elles-mêmes et le public sont incapables de mettre les œuvres dans leur contexte. Je le dis de manière brutale mais je le pense de manière brutale. Ça veut dire que la société doit être formatée aux besoins et aux nécessités du jour et qu’elle ne peut plus porter les traces du passé."

Mise en perspective

Difficile de rester serein. Les propos, dans ce débat, sont souvent virulents. Dan Van Raemdonck, professeur de linguistique française à l’ULB et à la VUB, et président d’honneur de la Ligue des Droits humains veut éviter le clivage que l’on voit notamment affleurer sur les réseaux sociaux. Il rappelle ce qui, pour lui, est un principe premier : "En art, on doit pouvoir quasiment tout dire. La littérature doit pouvoir dire tout et n’importe quoi. Et il ne faut pas confondre la réalité et la fiction... Donc, fondamentalement, je suis contre la censure."

"Par contre, je peux comprendre que certains ou certaines se sentent blessés par des écrits. Mais je suis plutôt favorable à une mise en perspective critique en appendice, plutôt qu’à une réécriture."

Pub

Dan Van Raemdonck pointe par ailleurs l’intérêt commercial des maisons d’édition. "Elles se donnent une image éthique, attentive aux minorités, à bon compte, alors qu’elles visent surtout un retour économique. Elles lancent une petite bombe incendiaire en disant ‘on va réécrire Agatha Christie’, ça fait de la pub."

"Personne n’a jamais autant lu Roald Dahl aujourd’hui parce qu’il y a eu ce débat-là !" abonde Renaud Maes, sociologue (Université Saint-Louis et ULB) et rédacteur en chef de la Revue Nouvelle. Et ce n’est pas un hasard si la réédition de ses œuvres coïncide avec le rachat des droits par Netflix.

Une tradition dans le monde anglo-saxon

Tant qu’à mettre les œuvres en perspective, autant contextualiser le débat lui-même : Renaud Maes rappelle que la réécriture est une tradition dans le monde anglo-saxon. Pour continuer à faire vivre le mythe de l’auteur, éditeurs et héritiers essaient de rendre l’œuvre intemporelle en retouchant le texte, dans le double but de perpétuer le patrimoine mémoriel, et le patrimoine financier.

"Les auteurs anglo-saxons ont aussi eu tendance à retoucher eux-mêmes leurs propres œuvres, précise le sociologue. Agatha Christie a d’ailleurs retouché ses romans pour les adapter au public américain. Ce n’était pas un problème pour elle. On est dans une logique de commerce, on s’adapte au goût du public. Il n’y a pas la même vision sacralisée du texte que l’on peut avoir en France, du moins pour la littérature populaire.”

Avant-propos vs avertissement

Cela posé, le sociologue penche aussi pour une contextualisation plutôt qu’une réécriture. Et il rappelle que cela a toujours existé. C’est ce qu’on appelle un avant-propos !

Pour lui, il y a une dramatisation du débat : "D’un côté, il y a une caricature progressive des attentes du public, qui amène des communications où on transforme un avant-propos en 'avertissement' sur le texte, et donc on dramatise. Et d’un autre côté, on fait comme si une énorme révolution était en marche alors que la réécriture a cours depuis longtemps."

Le tout, au passage, "alimente les fantasmes de celles et ceux qui crient au wokisme", remarque Dan Van Raemdonck. 

L’apparition de "sensitivity readers" termine d’enflammer la discussion. Ces relecteurs ont pour mission de débusquer dans les manuscrits des propos potentiellement offensant pour des minorités. The Telegraph affirme que les "insiders" disent qu’HarperCollins (éditeur de l’œuvre d’Agatha Christie) recourt à leurs services. Ils officient principalement dans les milieux anglo-saxons mais commenceraient à "sévir" en France.

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