" Seul un son sépare les mots nourrir de mourir. Et entre les deux, tout l’écart de la vie." Une phrase claquante pour ainsi préfacer un opus désarmant de sincérité: "L’art de nourrir" signé par le chef étoilé français Bruno Verjus. Un essai oscillant entre tranches de vies en cuisine et grand traité de sagesse. Au fil des pages, l'homme y évoque le rôle central et vital de l’acte de nourriture dans nos existences. Entre éclats de plaisirs, nuages de désirs, explosions de saveurs, bain de générosité, partage et bouillonnement d’émotions... Cuisiner et manger ont bien plus à nous apprendre que nous ne l’imaginons…
"Manger est acte vital, l’explique Bruno Verjus, mais ne l’oublions pas, derrière l’offrande des saveurs se cache celle d’un amour porté aux gens." Voilà pour le postulat de départ de cet esthète devenu chef par passion et de manière totalement autodidacte. "Un attrait déjà pour la cuisson au bois et les barbecues dès 13 ans (il en construira un dans la cour de son jardin), des études de médecines, pour ensuite devenir chef d’entreprise en Chine." Sur place, découverte d’un sens de l’esthétisme asiatique : le rituel dans la cuisine, la précision du geste culinaire, le respect du produit... La claque !
"La passion originelle se rappellera à mon bon souvenir, se remémore le chef." Cuire, sourcer, cuisiner, partager, la cuisine déferlera comme un tsunami. Entre premières expérimentations dans les arrière-cuisines, passages par les ondes de France Culture (Ndlr: "On ne parle pas la bouche pleine") où il y chroniquera les plaisirs de bien manger, il entamera sa mue il y a 9 ans avec l'ouverture de sa désormais étoilée "Table" dans le XXII arrondissement.
L’art de nourrir, c’est avant tout de la générosité
Le pivot de cette cuisine ? La générosité. " On ne voit bien qu’avec le cœur ", dit le renard au Petit Prince de Saint-Exupéry. Cette pensée a le mérite de montrer combien la vérité est une beauté simple. "Après des années à cuisiner, j’ai aussi compris qu’on ne donne bien qu’avec le cœur. La générosité dépasse la quantité pour atteindre l’émotionnel. L’exercice de la haute cuisine, dans le souci du beau et bien nourrir, propose une grande promenade à travers l’espace et le temps. Cette générosité est un passeport, une carte de visite. Elle doit répondre à la générosité du monde, car cuisiner, c’est autant rendre que donner."
Le chef en est convaincu, la générosité à table doit se sentir dès l’accueil, dans l’intention donnée par une équipe. Comprenez qu'il est naturel de montrer de l’attention dès la porte franchie. "L’installation des clients est une invitation à se sentir chez soi. Une table, c’est un territoire. Comme un îlot. À peine la porte franchie, on doit sentir un pacte fort, une promesse qui va être tenue. "
Une expérience de l’émotion ! Ce que le chef vise : transformer une nourriture qui a vocation à simplement nourrir en quelque chose qui sublime chaque personne comme elle emporte le mangeur au-delà de ce qu’il attendait. " J’essaie alors d’intervenir le moins possible. D’amener dans l’assiette simplement des éléments, des végétaux comme des condiments pour uniquement facetter la qualité du produit. Les garnitures d’un plat peuvent être le symbole de la fausse générosité. La tromperie du malin dans l’assiette, ne sont-ce ce pas ces trois feuilles de salade avec deux carottes mandolinées et un radis taillé qui se promènent ?" A méditer…
De la poésie encore et encore : Quand un cuisinier propose une belle assiette avec une construction élégante, le mangeur doit saisir sa fourchette et son couteau et réfléchir. C’est un premier pas vers le plat. Une façon de l’approcher, une parade amoureuse avant de se l’approprier.
Nourrir, c'est du prosélytisme d'amour.
"Je veux nourrir comme une maman, comme un père, comme un ami, comme un amoureux. Parce que c'est la façon la plus extraordinaire que de planter ses graines en chaque personne. Il y en a qui poussent, qui germent, qui grandissent, qui fleurissent. C'est un prosélytisme doux, élégant, d'amour qui embrasse, qui vous prend dans les bras et qui vous dit: Regardez comme la vie est belle." En studio, jubilation avec cette magistrale illustration que la cuisine est autant culture, qu'amour et partage... Nous pensions parler tambouille, nous voilà parler de sens, de vie, de respect du vivant. Nous touchons au sacré!
Cuisiner, c’est ne jamais quitter des yeux le vivant. C’est le respecter à chaque étape, à tout instant, dans le choix des produits, l’art des découpes et le respect des équilibres. La cuisson vient les honorer pour célébrer cet art dans chaque bouchée. Le lien aux produits, aux ingrédients, terme du reste que Bruno Verjus n’aime pas employer. "Je n’aime pas les nommer ainsi, ce serait renier leur personnalité. En faire des figurants."
Un produit, c’est l’alliance sacrée d’une matière et d’un caractère. C’est ce que la nature, de concert avec l’homme, peut donner de meilleur. L’art de nourrir se construit sur le respect des produits et des producteurs. L’excellence d’un produit ? En cuisine, elle est là. Point de discussion et de palabres autour de ce concept devenu la base du travail de l'homme qui a d'ailleurs érigé certaines règles de travail en cuisine. "La plus élémentaire chez "Table" est le refus de passer des commandes à nos artisans. C’est une règle fondamentale pour ne pas modifier leur biotope et leur écologie. Je leur dis toujours : " Envoyez-moi ce dont vous disposez, dans la quantité disponible et quand vous estimez que le produit est formidable. " Cette mécanique interdit la routine !"
L’art de nourrir et l’art du geste ! L’art de nourrir c’est aussi la puissance et l’importance du geste : "Chez Table, on est dans une cuisine ouverte, une chorégraphie naturelle des gestes est donc nécessaire, rien ne doit être brusqué, chacun doit minimiser les bruits incidents et déplaisants." En tant que chef, Bruno Verjus souligne l’importance de quitter le territoire de la technicité absolue pour libérer l’émotion. "Pour donner de l’âme, il faut relâcher la virtuosité et faire corps avec l’instrument."
L’art de nourrir et de s’émerveiller !
L’éventail du plaisir et du désir, qu’ouvre, à l’infini, notre envie d’explorer les saveurs. L’art de nourrir, c’est rester en éveil par rapport au monde. "Dans la vie, on goûte l’expérience comme on goûte des produits, à de nouvelles idées, à de nouvelles lectures pour nous construire notre bibliothèque de goûts. Je me souviens des sages paroles de Pierre Hermé, mon ami pâtissier : " Ne dis pas que tu n’aimes pas quelque chose : dans un an, cinq ans, ce sera peut-être ce que tu préféreras.
Pour réussir une assiette, le secret est de la préparer comme pour la personne qu’on aime – l’ami, la mère, l’amoureuse, l’amant ou l’inconnu qui vous honore de sa présence.
" L’art de nourrir " Bruno Verjus publié aux éditions Flammarion. Une merveille du genre 100% validée et conseillée par "Bientôt à table !