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Aline Sinzobahamvya, la tech’ au service des projets pédagogiques

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Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

En Belgique, selon le top 100 des professions de Statbel, on ne compte que 13% d’ingénieures civiles, 19% de femmes managers TIC et seulement 11% de conceptrices de logiciels. Pour lutter contre ces écarts et déconstruire les stéréotypes genrés, Les Grenades réalisent chaque mois le portrait de femmes actives dans le monde des sciences, de la tech’ ou de l’ingénierie.

Aujourd’hui, nous partons à Namur à la rencontre d’Aline Sinzobahamvya, qui est, selon ses propres mots, exploratrice STEM (lacronyme de science, technology, engineering, and mathematics) pour l’incubateur Form@Nam. Son parcours hors du commun interroge le rapport aux outils et à la technologie. Entre résilience, esprit critique et pédagogie, voici son récit…

"Dans la vie, tout peut basculer"

"Mon nom vient de la région des Grands Lacs, en kirundi on pourrait le traduire par ‘on ne vous rattrapera pas’. Mes parents sont burundais, mais je suis née au Rwanda, mon histoire est liée aux déplacements de populations dans la région." C’est en 1985, à l’âge de trois ans, qu’Aline arrive en Belgique où son père s’est installé comme étudiant et réfugié.

Après Louvain-la-Neuve, sa famille s’établit à Mons. "Quand il y a eu des élections démocratiques au Burundi, mes parents ont décidé de rentrer au pays. Mons-Bujumbura, ce n’est pas tout à fait la même chose…. J’ai dû intégrer de nouveaux codes culturels avec mon regard d’enfant de 11 ans." Trois mois après ce retour, un coup d’État éclate. L’événement est suivi de massacres ; le génocide commence. La mère de la jeune fille est tuée.

"Ça a été une année charnière dans ma vie. J’ai appris que tout pouvait basculer du jour au lendemain. Mon père nous a fait rapatrier en Belgique, lui est resté là-bas. Ma sœur et moi sommes allées chez mon oncle à Tournai, nous pensions qu’il s’agissait d’un retour provisoire…" Après deux ans, les jeunes filles sont placées en famille d’accueil à Liège. C’est finalement dans la cité ardente qu’Aline Sinzobahamvya termine ses secondaires et se lance dans un cursus de journalisme.

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Du journalisme au codage

"Devenir journaliste, c’était un vieux rêve. À la fin de mes études, j’ai réalisé un stage en télé au Burundi. C’était une expérience de terrain vraiment intéressante !" En revenant, elle se confronte aux médias belges francophones et à la précarité du métier de jeune journaliste. "Je devais me prendre en charge financièrement. Pouvoir se permettre pendant deux, trois ans d’œuvrer comme freelance sans certitude quant à la rémunération n’est pas donné à tout le monde…"

Rattrapée par la réalité économique et la nécessité de stabilité, elle se lance dans la communication interne, et entre en 2005 chez Electrabel. Le temps avance… "Je me suis mariée, nous avons eu une enfant puis une deuxième. Jai continué ma vie train-boulot-dodo. Un jour, je me suis réveillée en comprenant que ça faisait 10 ans que je travaillais dans la même boite. Mon emploi était très intéressant, mais j’avais envie de changement…"

Profitant d’un plan de départ de l’entreprise, elle donne sa démission. "Ça m’a laissé le temps de réfléchir à ce que je souhaitais faire. Quand on a le nez dans le travail, c’est difficile de prendre du recul, surtout en s’occupant des enfants sur le côté…" Au détour d’une conversation, elle entend parler du Wagon, une école de code qui propose des formations intensives à Bruxelles. Elle s’inscrit en 2018 ; le programme de neuf semaines la plonge dans l’univers des STEM. Un nouveau chapitre commence… "En secondaire, j’ai étudié le latin, et je retrouvais les mêmes réflexes d’analyses avec le codage… J’aime bien que tout s’interconnecte et prenne du sens."

Mettre en avant les role models et questionner les privilèges

Sans surprise, Le Wagon compte alors une grande majorité d’hommes. "Nous étions trois filles sur 19 et apparemment c’était exceptionnel", s’amuse notre interlocutrice. Comme le rappelle le documentaire de Safia Kessas Casser les codes, seuls 14% des postes dans le secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sont occupés par des femmes.

Ce déséquilibre s’explique notamment par des questions d’éducation et de représentations. "C’est important d’avoir des role models féminins et d’opérer un travail sur les mentalités et les cultures. Il faut y aller au rouleau compresseur", avance notre hôte. Durant la formation, si elle ne ressent pas de sexisme, elle note cependant parfois un décalage d’expérience avec les plus jeunes participant·es. "J’aime l’idée de se dire ‘si je peux y arriver, tout le monde le peut.’ Mais tout quitter et se lancer comme ça, c’est une réalité qui ne s’applique pas à chaque individu. C’est important d’en avoir conscience."

J’espère que mon passage va laisser des traces et que ces enfants pourront se dire en grandissant que les femmes peuvent aussi choisir ce domaine.

À travers son parcours, Aline Sinzobahamvya questionne la notion de privilège : celui de quitter son emploi, d’avoir un réseau, de se donner du temps… "C’est un luxe de pouvoir être irrationnel. J’ai un parcours étonnant, mais chaque fois finalement j’ai vécu des situations privilégiées."

Le documentaire "Casser les codes" – Un podcast Le shot des Grenades

En sortant du Wagon, elle devient animatrice nouvelles technologies pour l’asbl Kodo Wallonie. "Pendant une année, j’ai animé des ateliers de robotique et de codage dans les classes de toute la Wallonie. J’espère que mon passage va laisser des traces et que ces enfants pourront se dire en grandissant que les femmes peuvent aussi choisir ce domaine. En plus, je suis une femme noire, et dans l’enseignement tout comme dans les STEM, il y a encore trop peu de personnes racisées."

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Le numérique, mais pas que

À la suite de cette expérience durant laquelle elle sème des graines "tech’ inclusive" dans les classes, elle se décide à opérer un accompagnement sur le long terme. "La société se transforme, beaucoup de choses dans l’enseignement doivent suivre. C’est pour ça qu’aujourd’hui je suis chez Form@Nam, un incubateur pédagogique."

L’idée de ce centre de formation pour adultes est de développer les compétences. Au départ, les questions numériques et digitales étaient au cœur de l’activité, mais le projet a évolué. Par sa double casquette littéraire et technique, Aline Sinzobahamvya multiplie son approche. "Nous nous sommes rendu compte que le numérique est un moyen de former les gens, mais ce n’est pas une fin en soi. En tant qu’exploratrice tech’ au sein de la structure j’accompagne les formateurs. Le but est d’utiliser des dispositifs numériques pour atteindre les objectifs pédagogiques, il ne s’agit pas de faire du digital pour faire du digital. Ce qui est important, c’est le projet et ensuite de trouver le meilleur outil pour le mettre en place. Dès lors, il faut parfois déconstruire l’esprit gadget. Néanmoins, j’ai une vision très positive des outils et je suis très attentive à ce que l’informatique peut apporter au quotidien."

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Esprit Maker

Quand elle regarde en arrière, Aline Sinzobahamvya se dit fière du chemin accompli. "Si je prends du recul par rapport à mon parcours, je casse les codes chaque fois… Culturellement, une Burundaise n’étudie pas la communication parce que c’est considéré comme une activité accessoire… Et quitter son emploi, ça peut être perçu comme un caprice. Je dois le dire, ce qui me permet d’être là où je suis, c’est aussi que je n’ai jamais connu le jugement dans ma famille. Les expériences heureuses et malheureuses m’ont permis de me créer une cartographie humaine. C’est important pour moi de garder un regard positif pour avancer."

C’est important d’avoir des role models féminins et d’opérer un travail sur les mentalités et les cultures. Il faut y aller au rouleau compresseur.

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Elle ajoute que Le Wagon lui a donné l’occasion de développer son "esprit maker", de bricoleuse du numérique. "J’essaie d’inculquer ça à mes filles, de leur dire qu’elles peuvent devenir qui elles veulent. La plus grande crée déjà des petites applications sur Scratch ! Elle met les mains dans le cambouis sans se poser de question, elle a d’ailleurs préparé un exposé sur la création des jeux vidéo…"

Son conseil aux personnes qui voudraient se lancer : "Si vous avez l’opportunité, allez-y, quoi qu’il arrive, il y aura toujours un résultat."

Avant de se quitter, Aline Sinzobahamvya nous glisse : "Mon rêve, un jour, serait de créer un outil autour de la mobilité ou de l’enseignement." Rendez-vous dans quelques années pour connaître la suite…


Dans la série de portraits Grenades de femmes scientifiques


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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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