Murmures du monde

Angélique Ionatos, l’une des plus grandes voix de la Grèce en exil

© Lily FRANEY / Gamma-Rapho via Getty Images

Angélique Ionatos était une artiste volontiers tragédienne sur scène, une musicienne débordante de fantaisie dans la vie. Elle modulait de sa voix profonde les vers des poètes grecs : Cavafy, Mortayas, Anagnostakis, et surtout Odyseas Elytis, prix Nobel de littérature en 79.

Chanteuse, guitariste et compositrice, elle était l’une des plus grandes voix de la Grèce en exil. Angélique Ionatos s’est éteinte du côté de Paris le 7 juillet 2021. Elle avait tout juste 67 ans.

Une enfance dorée ternie par le coup d’Etat de 1967

Angélique Ionatos est née à Athènes en 1954. Son père est marin. Un marin au long cours que sa mère, à l’image de Pénélope guettant Ulysse, attendait inlassablement. Un père marin qui découvrit sa fille au retour d’un voyage de deux ans. En l’absence de l’un, elle grandit avec l’autre, dans une maison qui trempait ses pieds dans l’eau des bateaux. Sa mère patientait en chantant sans arrêt, des berceuses, des chansons d’avant-guerre, et elle lui lisait les poèmes qui ont conservé, en Grèce, l’audience populaire qu’ils ont perdue chez nous.

Angélique Ionatos est bercée par le son de la radio omniprésente à la maison. La télévision n’existait pas pour elle à l’époque.

Elle développe une passion pour les mots et, avec son frère Photis, grâce à son oncle, elle apprend trois accords de guitare à 11 ans, avant de bricoler une technique autodidacte en repiquant les tubes des Beatles…

Un bonheur d’enfance balayé par le coup d’État de 1967 : les colonels, au premier rang desquels Papadópoulos, instaurent une dictature et persécutent les opposants, dont le compositeur Mikis Theodorakis. La famille Ionatos s’empresse de brûler ses livres communistes puis saute dans un train !

Nous sommes alors en 1969, Angélique a 14 ans. La famille pose dans un premier temps ses valises en Belgique, avant de s’installer en France. Angélique Ionatos y apprendra "La langue de l’exil"…

"En quittant mon pays, j’étais une adolescente qui se réjouissait à l’idée de connaître des horizons nouveaux" écrit Angélique Ionatos. "La Grèce était sous la dictature des colonels et c’est dans cet exil que j’ai appris ce que "les Ithaques signifient". Ma langue est devenue ma patrie. La seule qu’on ne pouvait pas m’enlever. Il m’était devenu vital de l’aimer, la cultiver et la défendre. Paradoxalement c’est en apprenant le français que j’ai pu redécouvrir la beauté de ma langue maternelle. La distance (géographique et culturelle) m’a permis de réentendre sa musique. Et quelle musique ! J’ai pris conscience que la nostalgie était faite de douleur, mais qu’il y avait une si belle "terre sur mes racines" que les fleurs pouvaient enfin pousser. Voilà pourquoi je me suis mise à chanter et à composer sur les mots de mes poètes. J’avais grandi avec eux et grâce à eux ! Cette patrie personne ne pouvait me la confisquer."

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Rencontre fondatrice avec Mikis Theodorakis

En arrivant en Belgique, Angélique Ionatos découvre Jacques Brel. Elle adorait "ce ciel si bas" du plat pays, elle adorait la pluie et l’attendait avec impatience. Elle était fascinée par les pavés sur la route, elle y voyait un romantisme absolu.

Angélique découvre aussi la chanteuse Barbara, avec cette chanson "le mal de vivre", et cette façon si personnelle de triturer la langue, et ses fins de phrases qui se fondaient avec le début de l’autre… Une articulation unique. Et cette voix perlée, tellement magnifique. Angélique l’aime tout de suite…

Expulsé en 1970 et accueilli à Paris par Melina Mercouri et Costa-Gavras, le compositeur Míkis Theodorákis se lance dans une tournée mondiale qui fait escale au conservatoire de Liège. Toute la famille Ionatos était présente dans la salle où la diaspora grecque acclamait les exhortations du héros tout en versant des torrents de larmes. "Je me suis dit : si la musique a ce pouvoir-là, je veux être musicienne", racontera Angélique Ionatos… Mikis Theodorakis, c’est la première grande rencontre de la future chanteuse. Incontestablement !

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Mikis Theodorakis qui signe la musique de l’album "Mia thalassa" d’Angélique Ionatos sur des textes de Dimitra Manda.

Nous sommes début des années 70, Angélique et son frère se mettent à trousser des chansons en français et signent un premier album commun, Résurrection (1972), une révolte adolescente récompensée par le prix de l’Académie Charles-Cros – la chanteuse a 18 ans et sa carrière est lancée.

Chanteuse des poètes grecs

Angélique et son frère Photis se séparent quand la jeune chanteuse a une intuition : ses racines l’arrimant à son pays, elle veut en exhaler les poètes, mettre leurs textes en musique. "J’ai souvent dit que pour moi, Grecque de la diaspora, ma vraie patrie, c’est ma langue. En effet, je crois que si la poésie n’existait pas, je ne serais pas devenue musicienne. Cela semble un paradoxe, mais il n’en est rien. C’est la poésie qui a engendré mon chant. Et je suis convaincue que tous les arts, sans exception, sont les enfants de la poésie", écrira-t-elle.

Dotée d’une allure de déesse grecque et d’une voix grave de contralto, solaire et envoûtante, âpre et sensuelle, Angélique Ionatos entame alors une carrière solo qui la voit, petit à petit, s’imposer comme auteure, compositrice et guitariste.

Son premier album personnel, chanté en grec, I Palami sou, est sorti en 1979. Angélique Ionatos y engage un dialogue fertile avec les poètes qui lui inspirent des compositions où pointent les folklores grecs, mais aussi les chansons de Léo Ferré et de Giovanna Marini, le classique et le contemporain, voire le flamenco et le guitariste argentin Atahualpa Yupanqui. On ne pouvait pas la réduire à un autre genre que le sien, caractérisé par son inclinaison tragique. Bien que d’humeur joviale, elle empoignait sa guitare pour exprimer la mélancolie et le drame…

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Dès 1976, quelques années après son installation en France, elle compose sur des textes de poètes grecs. Elle continue à les chanter : Odhysséas Elytis, Manos Hadjidakis et puis Sappho de Mytilène…

De 1989 à 2000, Angélique Ionatos fut "artiste associée" au Théâtre de Sartrouville que dirigeait Claude Sévenier, le père de son fils. De ce compagnonnage sont issues six créations, dont Sappho de Mytilène, du nom de la poétesse grecque de l’Antiquité qui s’accompagnait à la lyre. L’album du même titre qui en a résulté, cosigné avec Néna Venetsánou, reste le plus grand succès de la chanteuse. Angélique Ionatos raconte que "chaque chant est court comme le sont les poèmes de Sappho. La musique qu’ils ont inspirée est polychrome comme ces statues grecques qu’on a longtemps crues de marbre blanc alors qu’elles étaient colorées et peintes. Les vers de Sappho l’ont obligée à marcher sur un chemin nouveau de la composition musicale : simple, comme spontanée, où la mélodie a pris le pas sur l’harmonie."

"La poésie a inventé le monde, mais le monde l’a oubliée"

Le dernier album d Angélique Ionatos, "Reste la lumière" (sorti en 2015) clôture sa discographie sous la forme d’un cri de colère : la Grèce est alors dévastée par une crise économique et humiliée par les plans d’austérité européens, pendant que des milliers de migrants s’échouent sur ses îles, notamment à Lesbos. Une île qu’Angélique Ionatos connaît bien.

La Grèce est en pleine dépression mais l’espoir ne sera pas éteint tant que "la poésie restera une arme chargée de futur". La chanteuse cite ici l’écrivain espagnol antifranquiste Gabriel Celaya mort en exil. Elle cite encore le Grec Yannis Ritsos, un communiste comme Aragon, longtemps emprisonné par la dictature militaire, et dont elle a mis en musique le poème "Habitudes".

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"Je suis le produit de ma vie", raconte Angélique Ionatos. "Ainsi, je ne fais pas de musique grecque au sens de Mikis Theodorakis, du bouzouki ou du rébétiko." Les douze titres de ce dernier l’album "Reste la lumière" sont en effet des thèmes singuliers, avec leur part d’Orient, de culture européenne, de structures balkaniques.

Il est des pays dont l’histoire dramatique donne naissance à des exilés magnifiques. C’est le cas de la Grèce avec Angélique Ionatos. Car si elle a chanté et mis en musique les plus fines lettres grecques, c’est bien en Belgique et en France qu’elle sera surtout connue. Et c’est aux Lilas, en Seine-Saint-Denis, le 7 juillet 2021, quelques jours après avoir fêté son 67e anniversaire que la chanteuse s’est éteinte, mais sa tragique lumière subsiste.

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