Guerre en Ukraine

Anna Colin Lebedev : "L’Histoire est devenue centrale dans cette guerre parce qu’elle est utilisée comme une arme"

© Tous droits réservés

Elle est née à Moscou, "non en Russie, mais en Union soviétique". Elle y a vécu jusqu’à son départ en France, à l’âge de 14 ans. Elle a vécu en Ukraine, aussi. Elle a mené des recherches, sur le terrain, dans ces deux pays. Ses racines familiales sont ancrées en Biélorussie et à Donetsk. Anna Colin Lebedev est, en elle-même, un pont entre Occident, Ukraine et Russie.

La guerre en Ukraine l’a projetée à la fois du côté des tortionnaires et des victimes, à lui en "couper la respiration". Elle est sociologue et politologue, maîtresse de conférences à l’Université de Nanterre. Elle vient de publier un livre écrit dans l’urgence "Jamais Frères? – Ukraine et Russie, une tragédie postsoviétique" (Seuil).

Comprendre les mécaniques, d’un côté comme de l’autre, est une manière de rapprocher, en elle, ces deux peuples désormais séparés par un gouffre. Cette compréhension fine des Russes et des Ukrainiens, elle essaie de la transmettre au grand public avec une énergie que l’on perçoit à la fois fatiguée et inépuisable.

Anna Colin Lebedev est la cinquième invitée de notre série de rétrospectives de l’année 2022.

Après presque un an de guerre, comment analysez-vous le regard des Occidentaux sur ce conflit et ses deux parties ?
"Il y a une lecture simplificatrice à la fois de la société ukrainienne et de la société russe qui est inquiétante. On a adhéré à une lecture héroïque de l’Ukraine. Or, si nous avons besoin que les Ukrainiens soient parfaits pour les soutenir, notre soutien risque de s’effondrer très vite. On encense les Ukrainiens aujourd’hui mais on ne leur pardonnera aucune erreur au vu de l’image qui est construite. On doit prendre conscience que c’est une société imparfaite, comme toute société, on doit leur redonner de l’humanité."

On a adhéré à une lecture héroïque de l’Ukraine. Or, si nous avons besoin que les Ukrainiens soient parfaits pour les soutenir, notre soutien risque de s’effondrer très vite

Au niveau de la société russe, on se rapproche de la vision simpliste que l’on avait de l’Union soviétique à savoir un pouvoir oppresseur tout puissant et des citoyens zombifiés, avec une minorité de têtes éclairées protestataires.

Or, la Russie est très multiforme et diverse, avec des personnes qui font des choix. On plaque notre vision occidentale sur la Russie: une société c’est une classe politique et une population qui doit manifester son mécontentement dans la rue ou dans les urnes. Ce n’est pas comme ça que ça se passe en Russie."

Comment ça fonctionne alors, pourquoi n’y a-t-il pas cette expression de mécontentement qu’on observe, par exemple, en Iran?
"La protestation de rue n’a jamais été le mode d’expression privilégié d’un mécontentement politique chez les Russes. Au-delà de la question de la répression, la Russie est un archipel d’îlots tellement isolés les uns des autres que ce qui se passe dans l’un affecte très peu les autres. Des mouvements de protestation dans un de ces îlots n’affectent pas Moscou. On n’a quasiment pas, en Russie, l’expérience d’un embrasement qui aurait pris de ville en ville.

Le mode de protestation privilégié des Russes ce n’est pas de confronter l’État mais de passer entre les mailles de l’État, de le déposséder de sa puissance de l’intérieur. Par exemple, donner un pot-de-vin pour ne pas être mobilisé, c’est une pratique de sabotage, c’est une autre manière de confronter l’État.

Le mode de protestation privilégié des Russes ce n’est pas de confronter l’État mais de passer entre les mailles de l’État, de le déposséder de sa puissance de l’intérieur.

Par ailleurs, pendant les septante ans de l’Union soviétique on a demandé aux citoyens de ce pays-là de se sacrifier pour leur patrie, d’accepter de donner sa vie si besoin, d’être unis devant un grand idéal. Depuis la chute de l’URSS, ils aspirent surtout à vivre leur vie privée, à être acteur de leur vie. La question politique, l’adhésion aux idées leur rappellent de mauvais souvenirs, 'on est tellement morts pour des idées que des idées, des idéaux on n’en veut plus.'"

Vladimir Poutine justifie son agression par une interprétation toute personnelle de l’Histoire, que vous vous attachez, dans votre livre, à déconstruire. Cette guerre montre-t-elle l’importance de l’Histoire, et du travail mémoriel?
"Oui, l’Histoire est devenue centrale dans cette guerre parce qu’elle est utilisée comme une arme. On constate que l’Histoire permet d’instrumentaliser le passé pour mobiliser la population, non pas par des grands discours, mais par des clichés très simples. Le cliché du nazi, du néonazi, est quelque chose qui mobilise. Et ça marche d’autant plus dans une société où l’Histoire n’a pas été écrite dans sa complexité mais avec une vision très binaire d’une Russie qui incarne la lutte contre le nazisme et d’une collaboration qui n'aurait eu lieu que dans les périphéries, comme en Ukraine ou dans les États baltes.

Dès son arrivée au pouvoir, petit à petit, Vladimir Poutine a fait en sorte qu’on efface tout discours critique sur l’Histoire commune

Dès son arrivée au pouvoir, petit à petit, Vladimir Poutine a fait en sorte qu’on efface tout discours critique sur l’Histoire commune. Le moyen qu’il a trouvé de redonner de la grandeur à la Russie est passé par la glorification: 'Nous avons toujours été du côté du bien, nous avons été grands et nous allons le redevenir.' Ça a effacé la complexité historique: dès que l’on creuse l’Histoire, personne n’est aussi grand qu’il le prétend."

Question impossible et en même temps inévitable : quand cette guerre pourra-t-elle prendre fin?
"C’est très difficile de le dire aujourd’hui. La balance peut aller autant du côté de l’escalade que de la désescalade. À part les demandes de l’aile dure des cercles du pouvoir (Prigogine, Kadyrov, ndlr), nous n’avons pas de signaux au sein du pouvoir russe que l’escalade sera choisie. Ni la désescalade. Et c’est très difficile d’anticiper.

Mais si le pouvoir russe décidait d’arrêter la guerre demain, il pourrait le vendre auprès de sa population. Il pourrait dire qu’il faut arrêter le sacrifice humain, que la Russie ne se bat pas contre l’Ukraine mais contre l’Occident, l’OTAN et qu’elle n’est donc pas en mesure de gagner… Si on part du principe que, ce à quoi la population russe aspire le plus, c’est la stabilité, il pourrait justifier n’importe quoi.

Si le pouvoir russe décidait d’arrêter la guerre demain, il pourrait le vendre auprès de sa population

Côté ukrainien, il y a une certaine radicalisation. Pour eux, la guerre ne pourra être finie que quand la Russie aura abandonné toute velléité d’intervention, militaire ou politique, sur son territoire. Et, aux yeux de certains, pour en avoir la garantie, il faut que la Russie soit démantelée en plusieurs États. Ce n’est pas une guerre qui se terminera avec un partage de territoire, une redéfinition des frontières."

 

Comment arrivez-vous à mener votre travail de recherche dans les conditions actuelles?
"On le mène très mal, chaque jour qui passe je perds de la pertinence sur ce que je peux dire de la société russe et de la société ukrainienne. Sans accès au terrain, on ne fait rien. Le milieu universitaire en France est très frileux, depuis 2014, on a l’interdiction formelle de nous rendre sur le territoire ukrainien.

Alors on travaille autrement. Il y a énormément d’Ukrainiens qui font régulièrement la navette entre l’Europe de l’Ouest et l’Ukraine. On a l’occasion de les croiser et on peut les suivre au jour le jour à travers un tas de sources.

Mais ce que je fais aujourd’hui, ce n’est pas de la recherche, c’est davantage de l’éclairage, de l’explication au grand public. Moi je considère que c’est une partie intégrante de mon travail. J’ai endossé ce rôle de passeur, mais c’est une activité dévalorisée au sein de l’université et ce n’est pas inclus dans mon temps de travail."

Vous racontez la douleur de vous retrouver à la fois du côté des victimes et des tortionnaires, comment vivez-vous cela aujourd’hui après 300 jours de guerre?
"La déchirure n’est pas devenue moins violente, elle devient de plus en plus violente au fur et à mesure de la radicalisation des positions que crée cette guerre des deux côtés. Les deux peuples deviennent de plus en plus haineux l’un vis-à-vis de l’autre. Mon job me permet de rendre les choses un peu plus supportables, en continuant à regarder des deux côtés."

Si vous regardez dans le rétro, qu’est-ce que vous retenez de cette année?
"S’il y a un bilan à faire de cette année, c’est que le pire arrive de nouveau. Dans nos sociétés nous sommes très allergiques à l’idée du pire parce que nous avons de multiples filets de protection (que ce soit en termes de politiques sociales, de politiques etc.).

S’il y a un bilan à faire de cette année, c’est que le pire arrive de nouveau

On a l’impression que le pire n’arrivera jamais et on continue d’avoir cette vision-là aujourd’hui face à cette guerre en se disant qu’on va finir par l’arrêter. Vos questions étaient dirigées dans ce sens-là. Mais pour trouver la sortie, il faut accepter que le pire peut nous arriver à nous tous."

C’est votre côté russe qui parle, là ? Vous le dites dans votre livre, eux ont l’expérience du pire, ils savent qu’il peut advenir.
"Oui, c’est mon histoire familiale qui parle. Dans mon histoire familiale, le pire est arrivé à plusieurs reprises et a détruit des vies de famille entières."

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Articles recommandés pour vous