Belgique

Artiste ou parent ? Le dilemme cornélien

Un moment parents-enfants, lors de la résidence d’écriture "enfants admis", organisée par la Compagnie Maps.

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"Hier, c’était une journée compliquée. C’était le jour de l’interruption volontaire de grossesse et j’ai postposé." Nuria (nom d’emprunt), comédienne, est face à un "choix cornélien". Elle a déjà une fille de 14 ans. A l’époque, elle a dû attendre ses quatre ans pour pouvoir repartir en tournée. "Est-ce que cette fois-ci je suis prête, est-ce que cette fois-ci je serai capable de ne plus jamais sacrifier ma vie professionnelle ? Je ne veux plus choisir entre ma carrière et mon enfant.

Le désarroi de Nuria, certes aigu, fait écho à celui de bien d’autres interprètes et créateurs qui ont fait le choix d’être parents. Le statut d’artiste est précaire, la vie de saltimbanque peu adaptée à la vie de famille. Stéphanie Mangez, comédienne, autrice et metteure en scène, résume : "Alors que le secteur des arts de la scène se vit comme avant-gardiste et prescripteur de tendance, la parentalité des artistes est "un impensé".

Le monde culturel fait toujours plus facilement confiance à un homme alcoolique qu’à une mère de famille en bonne santé.

Ou encore (en précisant que la punchline n’est pas d’elle) : "Le monde culturel fait toujours plus facilement confiance à un homme alcoolique qu’à une mère de famille en bonne santé."

Une résidence d’artistes "enfants admis"

Avec sa compagnie (la Compagnie MAPS), elle a lancé une résidence d’artistes "enfants admis". En nous en parlant, elle se souvient de cette résidence d’écriture où on lui avait refusé la possibilité de faire un aller-retour pour voir ses enfants. Une résidence où une autre comédienne nous dit avoir assisté à une sérieuse discussion autour d’une actrice qui avait fait dormir son enfant dans sa cellule, alors que le règlement l’interdisait.

"On a mis en place un projet pilote, qui permet à chaque parent d’emmener un enfant, raconte Stéphanie Mangez. C’est une résidence d’une semaine à la campagne, avec un bâtiment pour les artistes et un autre aménagé en crèche, avec deux puéricultrices." Un traiteur livre les repas : l’idée est d’éviter toute charge mentale. Et la sauce a pris : "On a vécu une semaine incroyable de solidarité entre parents et en même temps d’émulation artistique, ce qui est l’essence même d’une résidence.”

Cette fois, le fait d’être parent constitue une opportunité, pas un obstacle. "C’est pourtant ce qu’on te fait sentir dès le conservatoire. Quand j’en suis sortie, une fille était enceinte, mon prof m’a dit : 'celle-là, elle est grillée, c’est fini pour elle’." (Notez que si dans les écoles et autres conservatoires, 60% des élèves sont des filles, la proportion s’inverse ensuite en ce qui concerne la programmation, et la direction des théâtres).

Celle-là, elle est grillée, c’est fini pour elle.

La question de la difficile combinaison entre vie professionnelle et vie de famille ne concerne pas que le secteur des arts de la scène. Mais les conditions de vie font qu’elle s’y pose de manière plus aiguë.

Un salaire pour le baby-sitting

Il y a les spectacles qui se jouent le soir, et en amont, les filages. Dans le métier, beaucoup de gens viennent de France ou d’ailleurs, et n’ont pas de famille à disposition pour aider. C’est la débrouille, entre amis et babysitters. Les institutions ne prévoient rien. "La seule fois où j’ai reçu une aide concrète, raconte Janie Follet, maman solo et comédienne, c’est pour une création que j’ai faite au théâtre de Liège. J’étais logée dans un appartement à côté du théâtre et je faisais garder mon enfant par une baby-sitter. C’est ma collègue Véronique Dumont qui a insisté pour qu’on me rembourse les frais de garde. C’est la seule fois, et c’était grâce à elle."

A cela s’ajoutent les tournées. Foucault Falguerolles est circassien, comme sa femme, Vanina. Ils emmènent leurs filles de 5 ans et 17 mois avec eux. Ça leur coûte cher en garde d’enfants. "Il y a un salaire qui part pour le baby-sitting. On se dit que quand on travaille tous les deux, il y en a un qui ne travaille pas vraiment. Ça revient vite à 400 euros la semaine, et on doit aussi continuer à payer la crèche à Bruxelles !"

Ça revient vite à 400 euros la semaine, et on doit aussi continuer à payer la crèche à Bruxelles !

D’après Foucault, les festivals sont réticents à participer à ce type de frais. "Les gens qui sont sédentaires nous disent qu’ils ne viennent pas non plus au bureau avec leurs enfants. Ils ne comprennent pas que, pour nous, ce n’est pas pareil, on est dans une autre ville, un autre pays."

Le corps comme instrument de travail

Autre différence par rapport aux employés de bureau : l’outil des circassiennes, des comédiennes, des danseuses, c’est leur corps. Trois mois de congé de maternité après l’accouchement, merci mais comment faire avant, pour monter sur scène avec un ventre rond ?

Anne Cécile Chane-Tune est danseuse, elle a un enfant de 3 ans. "Je n’ai pas eu accès à certaines créations parce que j’étais enceinte, affirme-t-elle. Je le comprends, mais c’est questionnant. J’ai quand même répété jusqu’à 8 mois de grossesse, mais c’était avec une chorégraphe dont je suis proche, qui était prête à prendre le risque, tous les chorégraphes ne sont pas prêts à le prendre."

Je n’ai pas eu accès à certaines créations parce que j’étais enceinte.

Elsa Poisot, directrice de compagnie, comédienne, metteure en scène et autrice, et maman, s’est retrouvée de l’autre côté du miroir, alors qu’elle était porteuse de projet. "Sa" comédienne est tombée enceinte. Elle savait que c'était une possibilité, elle a pris le risque en conscience, mais ça n'a pas été facile à gérer pour autant. "C’était un seul en scène de 45 minutes, et le corps d’une femme à sept mois de grossesse n’aurait pas correspondu à la dramaturgie." Il a fallu former quelqu’un d’autre, cela a généré un déficit budgétaire important. "J'étais heureuse pour elle mais ça montre à nouveau que c'est un impensé dans notre secteur." 

C’était un seul en scène de 45 minutes, et le corps d’une femme à sept mois de grossesse n’aurait pas correspondu à la dramaturgie.

Après la grossesse, il faut aussi le temps de retrouver sa forme. "J’ai pris deux ans et demi à récupérer mon corps", raconte Anne-Cécile Chane-Tune, la danseuse. Pourtant, d’après les témoignages que nous avons récoltés, nombreuses sont celles qui reprennent très vite, trop vite.

Espace de créativité

C’est le sentiment de Stéphanie Mangez, qui a mis sa fille à la crèche à 2 mois et demi : "J’ai recommencé trop tôt par rapport à ce qui aurait été juste pour moi, de peur d’être mise à l’écart. On est dans un milieu hyperconcurrentiel. On est trop nombreuses, nous comédiennes, donc on sait que si on n’est pas sur scène, il y aura quelqu’un d’autre pour prendre notre place."

On est trop nombreuses, nous comédiennes, donc on sait que si on n’est pas sur scène, il y aura quelqu’un d’autre pour prendre notre place.

Au-delà de la présence sur scène, être artiste, cela veut aussi dire créer. Et qui dit création dit besoin d’espace de pensée, de lectures, de rêveries, de nourritures spirituelles. Nuria hésite aussi à garder son enfant pour ça. Pour toutes les questions pratiques, la précarité, le coût des baby-sittings, la peur de mettre son projet actuel en danger, la crainte de soumettre son corps à rude épreuve, mais aussi pour ça. "Comment on se remet en disponibilité mentale, parce qu’il y a beaucoup de charge mentale, surtout si on est mère célibataire. Comment je laisse l’espace pour pouvoir créer ? Pour pouvoir être en disponibilité, il faut à un moment donné qu’un espace soit vide !"

Une crèche à Avignon ?

Une fenêtre est peut-être en train de s’ouvrir. Emmanuel De Candido, comédien, auteur et dramaturge au sein de la Compagnie MAPS (il a également participé à la résidence "enfant admis") veut croire que les choses sont en train de changer. "Il y a un bouleversement d’une génération à l’autre, dit-il. Au même moment, on a l’effet MeToo, le refus de metteur en scène avec une autorité exécrable, on a une remise en question des projets Nord Sud pour que ce soit autre chose qu’un metteur en scène qui va avec son propre texte faire jouer des acteurs congolais ou chiliens, on a des processus de travail plus doux, plus respectueux des réalités de chacun et chacune qui se mettent en place."

Pour trouver des solutions, il va falloir être… créatif. La résidence "enfant admis" est une première piste. Stéphanie Mangez en évoque d’autres, en s’inspirant d’autres secteurs : "Des chèques baby-sitting, pas de réunion le mercredi après-midi, pas de répétition en soirée hors nécessité des représentations, …"

Emmanuel De Candido, lui, pense à des répétitions "enfants admis" ("ça ne marche pas à tous les coups, mais ça peut même être un plus !") ou à une crèche au festival d’Avignon. Il vient d’y passer un mois sans son fils. "Les gamins de la crèche pourraient même aller voir des spectacles ! Il y a plein de choses à inventer !

 

Et justement, pour inventer de nouvelles pistes, la Compagnie Maps organise une journée de réflexion sur le thème "Etre artiste et parent" le 4 octobre à la Bellone, à Bruxelles.

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