Journal du classique

As Slow As Possible, une pièce de John Cage qui ne s’achèvera qu’en 2640

Sixth change in sound happens in world’s longest musical piece

© Belgaimage

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Par Victoria De Schrijver

En Allemagne, une église est le théâtre depuis 2001 d’un projet très spécial : celui d’une œuvre jouée selon les directives soumises à interprétation d’un certain père de l’avant-gardisme musical, John Cage. Organ²/ASLSP devrait continuer à retentir sur l’orgue de l’église jusqu’en 2640.

Organ²/ASLSP (As SLow aS Possible) est une œuvre de huit pages de John Cage (1912-1992) composée originellement en 1987 pour orgue. Adaptation d’une pièce écrite pour piano ASLSP 1985, dont John Cage ne précise déjà pas à l’époque à quelle lenteur exacte l’œuvre devait être jouée, les pianistes l’interprétaient à leur guise, la performance pouvant durer certaines fois plus d’une heure. Commande qui sera ensuite un morceau imposé à la Compétition et au Festival de piano international de l’Université de Maryland (William Kapell Competition), la pièce contient de nombreuses indications qui permettent à l’interprète une certaine liberté dans sa performance. Les huit parties doivent être jouées dans l’ordre, bien qu’une puisse être abandonnée au profit de la répétition d’une autre, et le temps que met l’œuvre à être jouée est libre à chaque musicien, mais doit respecter les temps écrits : une noire doit être égale à une noire dans le temps et le tempo choisi, par exemple. Une façon de faire audacieuse de la part de John Cage, mais qui permettra au jury de la compétition de ne jamais entendre exactement le même morceau.

Portrait du musicien et auteur John Cage, New York, New York, 1985.

John Cage fait partie de ces artistes qui ont marqué le 20e siècle. Elève d’Arnold Schoenberg, il est bercé par les idées novatrices de la musique du début du siècle dernier. Sa rupture avec la conception classique d’une œuvre, son désir de replacer l’interprète et la notions de bruit et d'aléatoire au centre de la musique vont de pair avec son côté provocateur, subversif et novateur.

Au début des années 50, il met en lumière et illustre sa réflexion sur le silence à travers 4'33'', une pièce sans note, laissant part aux sons involontaires et au hasard. Avec ASLSP, il donne à l’interprète une autonomie nouvelle : celle de décider de la durée de sa représentation et de ses répétitions, à condition que son interprétation respecte ce qui est écrit sur la partition, dans le tempo qu’il souhaite.

En Allemagne, l’église Saint-Buchardi de Halberstadt a débuté une entreprise colossale : la première note en 2001 d’Organ² d’une interprétation qui devrait se poursuivre jusqu’en 2640.

C’est un moment solennel et quasi philosophique qui habille chaque changement de note. Le temps, le son sont des espaces de réflexion et d’innovation pour John Cage, qui aurait certainement trouvé dans cette intrépide interprétation une certaine cohérence avec son corpus d’œuvres composées.

Genèse d’un projet

Le projet repose sur une simple question concernant les instructions de tempo de John Cage pour sa pièce : à quel point l’injonction As slow as possible peut-elle être lente ? Au tournant du troisième millénaire, la réponse du projet d’Halberstadt fait mouche : son interprétation durera 639 ans, prouvant qu’une lenteur toute calculée peut être possible.

Mais ce projet soulève une nouvelle question : la dernière note sonnera-t-elle réellement en 2640 ? Le son, l’espace, le temps ne font plus qu’un dans cette église où tout semble s’être arrêté pour vivre au rythme d’une interprétation d’un seul instrument mais de centaines d’intervenants qui se partageront la tâche ardue de changer les accords et les tubes du petit orgue.

Extrait de la partition destinée à l’orgue de l’église d’Habelstadt, avec les années des changements de notes.
Extrait de la partition destinée à l’orgue de l’église d’Habelstadt, avec les années des changements de notes. © The John Cage Organ Project

Le projet Organ² est dans la digne lignée de l’expérience scientifique de la goutte de poix lancée en 1927 sous l’impulsion d’un professeur de l’université du Queensland en Australie : devenue l’expérience de laboratoire la plus longue au monde, elle s’intéresse à l’écoulement de la poix — un liquide visqueux — dont la première goutte tomba en 1938 et la seconde, quarante années après la première. La dernière goutte est tombée en avril 2014 et la prochaine devrait tomber durant notre décennie. Pour être certain de vivre et de capturer ce moment, l’université a mis à disposition une diffusion en direct. ASLSP rappelle aussi l’œuvre musicale Longplayer du musicien Jem Finer, destinée à durer 1000 ans, ou encore Long Now, cette horloge supposée fonctionner 10.000 ans.

Un projet quasi métaphysique

Ce projet appelle à vivre le son différemment, vivre le temps différemment. Entendre une pièce, entendre un orgue qui sera lui-même toujours en train de jouer le même morceau dans 600 ans pose de nombreuses questions. L’orgue fonctionnera-t-il toujours en 2640 ? Le projet n’est-il pas trop ambitieux ? La question de la passation du son, du temps qui passe, des savoirs est également soulignée. Enfin, l’œuvre appelle l’auditeur à prendre le temps, à s’arrêter dans un monde qui vit à cent à l’heure.

C’est une expérience trans-époque, qui, si elle est menée à terme le 4 septembre 2640, aura duré plus longtemps que l’orgue disparu de la Cathédrale située dans la même ville. C’est un morceau d’éternité, d’espoir, à l’approche philosophiquement optimiste sur le futur que ce projet propose.

 

Le projet vit des dons

Le projet est ambitieux et repose principalement sur les dons et le mécénat. Chaque personne faisant un don peut symboliquement choisir une année en particulier sur les 639 de l’interprétation, et se verra attribuer une plaque métallique (où sa date de naissance et de mort pourra être affichée) avec son nom et un message.

Quel orgue pour jouer une telle œuvre ?

L’orgue est situé à la droite du transept de l’église et est le véritable symbole du projet. Ses soufflets sont situés en face de l’instrument, de l’autre côté du transept, et étaient destinés à un orgue massif qui, pour des raisons financières, n’a pas été construit. L’orgue est une petite sculpture et ne devait jouer que le début de l’œuvre — de 2003 à 2004 après 17 mois de silence — mais sera finalement adopté pour les 600 années à venir. A chaque changement d’accord ou de note, les tuyaux doivent être en partie changés, en témoigne ce guide interactif mis à disposition.

 

Pourquoi 639 ans ?

A Halberstadt, depuis 2001, le temps s’écoule différemment. Si la pièce n’a pas été composée pour le projet d’Halberstadt, les instigateurs de ce dernier ont choisi cet endroit pour une chose en particulier : en 1361, le premier orgue "moderne" y a été inauguré. Ces 639 années ont été planifiées en 2000, alors que 639 années étaient écoulées depuis l’achèvement de l’orgue moderne, aujourd’hui disparu mais dont Michael Praetorius (1571-1621) nous parle dans son deuxième tome de sa série de trois Syntagma Musicum (1619-1620).

Premier clavier "moderne" d’orgue – dans la Cathédrale d’Halberstadt, construit en 1361. Syntagma Musicorum (1619-1620) de Michael Praetorius.
Premier clavier "moderne" d’orgue – dans la Cathédrale d’Halberstadt, construit en 1361. Syntagma Musicorum (1619-1620) de Michael Praetorius. © Traduction par Quentin Faulkner, ed. University of Nebraska, 2014.

Le projet a démarré dans l’église le 5 septembre 2001, date qui célébrait le 89e anniversaire de John Cage, s’il avait été encore vivant. Le calcul de chaque note, chaque temps, a été fait de manière que l’œuvre entière composée de huit parties avec répétitions possibles dure 639 ans. La note la plus courte dure un mois, une noire normale en dure quatre.

Vous n’assisterez donc probablement pas à la fin de l’interprétation de cette œuvre. Mais, pas de panique, si vous souhaitez l’entendre dans son intégralité, à un timing réaliste pour notre espérance de vie, les interprétations varient de 20 minutes à plusieurs heures !

Et Halberstadt dans tout ça ?

Sixième changement de note à Halberstadt, 2008.
Sixième changement de note à Halberstadt, 2008. © BelgaImage

C’est dans une cathédrale située à Halberstadt que remonte l’origine de l’orgue moderne, en 1361. Un orgue dont le positionnement des touches correspond à celui d’aujourd’hui. Le monastère d’Halberstadt a été dissolu en 1908. A partir de ce moment, l’église de Saint-Buchardi où le projet prend place était utilisée à des fins agricoles et a servi jusqu’au début des années 70 de porcherie. La John Cage Academy et son centre de documentation mettent en lumière le travail du compositeur et rendent également honneur à cet orgue disparu. Le lieu de représentation est parfaitement choisi, la durée de vie espérée de l’orgue Cage devrait surpasser celle du premier orgue moderne, né à Halberstadt.

Un événement à chaque changement de notes

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Depuis le début du troisième millénaire, chaque changement de note est un événement. Certaines notes ont retenti durant sept années, d’autres seulement une mais sont amenées à revenir. Les changements ont été calculés précisément et ont toujours lieu un 5 du mois, en l’honneur du jour de naissance du compositeur : un 5 septembre.

Sur place, dans la petite ville d’Halberstadt, de nombreux curieux et mélomanes se pressent pour avoir la chance de vivre ce changement de note, dont la date est connue d’avance, le projet ayant déjà dévoilé son calendrier jusqu’en 2072.

Changement de note, 2020.
Changement de note, 2020. © Matthias Bein/picture alliance/dpa/Getty Images

Sur internet, depuis quelques années, la chaîne Youtube officielle du projet diffuse en direct les changements de notes, accompagnés d’explications. Un moment solennel, où les chargés de changer la note de l’orgue — qui joue tout seul depuis 2001 — manipulent leurs outils avec la plus grande délicatesse, munis notamment de gants quand il s’agit de rajouter un tube à l'instrument.

Le prochain changement d’accord est pour 2024

Le 5 février 2022, après sept ans, l’orgue a enfin joué un nouveau bout de la partition de John Cage. Embarqué pour deux années complètes, cet accord laissera sa place à un autre le 5 février 2024. Un événement qui risque, une fois encore, d’ameuter une foule de curieux. Le rendez-vous est pris !

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