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Attaque à l’aéroport de Kaboul : entre l’impuissance américaine et l’humiliation talibane, l’Etat islamique est le seul gagnant

Les talibans surveillent le site de l’aéroport de Kaboul qui a été frappé par des explosions ce 26 août.

© AFP or licensors

Ce 26 août, plusieurs explosions à l’aéroport de Kaboul ont été revendiquées par l’Etat islamique. A quelques jours de la date butoir pour le retrait américain d’Afghanistan, prévu pour le 31 août, ces attaques sont un coup dur tant pour les Américains que pour les talibans. Chez les uns, on constate, une fois de plus, de la faiblesse. Chez les autres, c’est déjà un défi de taille pour un pouvoir qui ne s’est pas encore consolidé.

La réaction aux trois explosions au sein de l’aéroport Hamid Karzaï (Kaboul) ne s’est pas fait attendre du côté américain : "Nous vous pourchasserons et nous vous ferons payer", a déclaré Joe Biden, tout en confirmant que les évacuations allaient bel et bien continuer. Malgré son ton dur, difficile de cacher sa débâcle totale.

Une "débâcle" pour Biden

"Il risque d’y avoir une grande différence entre ce que Joe Biden a déclaré et ce qui est réellement faisable sur le terrain, détaille Serge Jaumain, professeur ordinaire d’Histoire contemporaine à l’ULB qui codirige le Centre interdisciplinaire d’étude des Amériques 'AmericaS'. La seule manière imaginable d’atteindre l’Etat islamique est de procéder à des frappes chirurgicales très ciblées. Or, il est très difficile de savoir qui et où frapper, d’autant plus qu’en cas de frappes aériennes il existe toujours un risque de toucher des civils".

Ce qui est arrivé à Kaboul est le pire scénario que le président américain aurait pu imaginer

Ce qui est clair, en revanche, est que "ces attaques révèlent l’immense débâcle américaine. Sur le long terme, ces événements vont avoir des conséquences pour la présidence Biden. Ce qui est arrivé à Kaboul est le pire scénario que le président américain aurait pu imaginer, poursuit l’expert, qualifiant les événements de ces dernières vingt-quatre heures comme "le moment le plus difficile" de la présidence du successeur de Donald Trump.


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Lorsqu’il analyse les faits, Serge Jaumain constate des doubles dégâts pour les Etats-Unis : en matière de politique interne, Joe Biden avait promis le retrait d’Afghanistan pour en finir avec les appels déchirants aux familles. Aucun "boy" n’aurait plus trouvé la mort en terre afghane. Pourtant, treize soldats américains viennent de perdre la vie dans l’attentat à Kaboul ce jeudi. Autant dire qu’il va devoir bel et bien passer ces coups de fil.

"Au-delà de l’aspect humain", poursuit le professeur de l’ULB, "c’est une véritable catastrophe en politique intérieure. D’une part, il se fait attaquer par les républicains, qui ont oublié que les accords de paix avec les Talibans ont été signés sous Donald Trump. D’autre part, plusieurs démocrates commencent à critiquer sa stratégie et lui reprochent de s’être enfermé dans un calendrier aussi strict".


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Selon l’expert, au-delà de cette date figée dans le marbre, l’autre erreur de Joe Biden a été celui de retirer d’abord les militaires et ensuite les civils. "L’Amérique a cherché à transformer la société afghane pendant vingt ans. Sous certains points de vue, elle y est arrivée, comme le montrent le développement de la jeunesse ou un certain degré d’émancipation des femmes. Cela reste une réussite, malgré l’existence d’un régime corrompu et d’élections truquées. Maintenant, elle a compris qu’elle n’avait plus aucun intérêt à garder ses troupes en Afghanistan, mais elle a très mal géré leur départ".


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Aucun changement par rapport à la méthode Trump

Sur le plan international aussi, "les Américains donnent une très mauvaise image d’eux : Biden a pris les décisions et fixé la date du 31 août quasiment seul. Il s’est limité à en informer les alliés sans réellement les consulter", rappelle Serge Jaumain. Le président avait été également inamovible lors du G7, ce que les alliés de l’Otan ont moyennement apprécié.

"Ainsi, Biden enfreint sa promesse de rompre avec la méthode Trump et développer un climat de confiance avec les alliés", argumente le professeur. Autrement dit, entre les deux présidents, rien n’a vraiment changé à ce niveau.


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Ajoutez à cela que les évacuations se passent très mal. Et pourtant, ces attaques étaient prévisibles… Et prévus, comme l’avaient annoncé les services de renseignement américains. Le président américain avait lui-même évoqué la possibilité d’un attentant du groupe ISKP, l’Etat islamique province du Khorasan, rival des talibans dans la région. La prophétie s’est tristement réalisée.

Une cible facile

Sur ce point, les experts s’accordent pour dire que l’aéroport de Kaboul était une cible très facile. Tant Serge Jaumain que Didier Leroy, chercheur à l’Institut royal supérieur de la Défense (IRSD) estiment que le chaos ambiant a rendu assez facile la pénétration de l’Etat Islamique au sein de l’aéroport Hamid Karzaï.


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Le vrai gagnant ici est l’Etat islamique

"Pour l’Etat islamique province du Khorasan, à l’origine des attaques, il était assez avantageux de perdre un ou deux kamikazes pour obtenir, en échange, de la visibilité", ajoute Didier Leroy. Ce groupe, né en 2014, n’a en effet pas réussi à percoler autant qu’Al-Qaïda et reste plutôt réduit en termes d’effectifs.

"Le vrai gagnant ici est l’Etat islamique, qui a pour ennemi juré Al-Qaïda et les Talibans", admet Serge Jaumain.

"Son objectif est de créer un nouvel ordre mondial sur les cendres onusiennes et des autres régimes islamistes. Ils cherchent, en ce moment, à se faire passer pour les véritables et seuls défenseurs de l’Islam, explique Didier Leroy. En ce moment, ils souhaitent décrédibiliser les talibans, qui se seraient compromis en négociant avec les Américains."


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Les talibans humiliés à leur tour

L’attaque à Kaboul, qui ne pourrait ne pas être la dernière avant le 31 août, s’avère donc une humiliation également pour les talibans.

Désormais, analyse Didier Leroy, ils "vont devoir, comme n’importe quel gouvernement, faire face à une menace terroriste permanente. Leur appareil sécuritaire va donc devoir exercer ses fonctions comme dans tout autre état fort".

En ce sens, bien qu’ils n’aient encore consolidé leur pouvoir, les talibans restent un "acteur fondamental sur le territoire afghan, à la différence de l’Etat islamique qui, lui, comprend un groupuscule d’environ deux mille combattants." Alors, même si le dispositif de sécurité taliban n’atteint pas le niveau de sophistication d’autres nations, l’expert invite à considérer le fait que "les talibans disposent d’un appareil conséquent, avec des hommes partout."

La création d’un armement et d’un service de renseignement efficaces demandera certes du temps : "c’est exactement pour cela que les Talibans essaient de gagner du temps : ils doivent consolider leur pouvoir et rassurer la communauté internationale afin d’obtenir le dégel des fonds internationaux et relancer l’économie", analyse Didier Leroy.


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Mais il ne faut pas oublier que les talibans disposent déjà d’un certain capital, construit sur base d’un modèle économique très rentable, celui de la vente d’opium et de drogues illicites. A cela s’ajouteront, selon l’expert, "à moyen terme, des partenariats commerciaux."


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Quel impact demain sur les rapports entre l’Occident et les talibans

La présence d’un ennemi commun, l’Etat islamique, pourrait-elle alors jouer un rôle dans l’éventuelle reconnaissance des talibans ou rapprocher l’Occident du nouveau pouvoir afghan ? La question est complexe et la réponse demande de la nuance.

Serge Jaumain et Didier Leroy reconnaissent que l’EI est, actuellement, un ennemi commun des talibans et des puissances occidentales – mais aussi de la Chine et la Russie.

"Mais de là à dire que cela pourrait déboucher sur une alliance ou que cela va faciliter les liens, je n’en suis pas sûr, estime Serge Jaumain. Les attaques de ce jeudi ont prouvé la faiblesse du dispositif sécuritaire taliban, ce qui les rend indirectement responsables. Or, cette faiblesse, couplée à l’absence de financements, risque de rendre encore plus difficile la reconnaissance des talibans".

Pour certains Etats il serait moins mauvais de s’accommoder des talibans que d’un EI déchaîné

Pour Didier Leroy, en revanche, la présence de l’ennemi commun risque de jouer dans la balance, surtout lorsque l’on sait que les Talibans aspirent à la charia, mais dans une perspective bien moins totalisatrice que l’EI. Sans compter que "pour certains Etats il serait moins mauvais de s’accommoder des talibans que d’un EI déchaîné. Et que les si les talibans se chargent de l’EI, certains états pourraient s’en accommoder également : cela pourrait être le cas de la Chine, qui craint que les Ouïghours soient recrutés par l’Etat islamique."

A l’heure d’écrire ces lignes, ce vendredi après-midi, une seule certitude : les Etats-Unis continuent bel et bien les évacuations. Malgré les attaques, 12.500 personnes ont été évacuées ces dernières vingt-quatre heures, rapporte le New York Times.

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