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Au cœur du plus grand scandale de radiologie en France, un médecin condamné et radié exerce toujours à Molenbeek

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Condamné par la justice française, condamné par la justice belge, visé par un mandat d’arrêt international, interdit d’exercice de la médecine, diagnostics hasardeux… Le radiologue au cœur de l’un des plus grands scandales médicaux de ces dernières années chez nos voisins hexagonaux exerce toujours, en Belgique.

Farid Alsaïd, Belgo-syrien de 66 ans, est établi aujourd’hui dans la commune de Molenbeek, rue du Comte de Flandre, à deux pas de l’hôtel communal, selon les informations de la RTBF. Un lieu ouvert en 2014, qui ne désemplit jamais puisqu’accessible sans rendez-vous et vers lequel renvoient plusieurs maisons médicales et cabinets aux alentours. On y pratique toute sorte d’acte : radiologie classique, scanner, doppler, osteo-densitométrie, mammographie…

Le CIM, pour Centre d’imagerie médicale, de Farid Alsaïd porte le même nom que ceux qu’il a ouverts dans le Nord de la France et qui ont fait l’objet d’une vaste enquête. Dans les registres officiels belges (Banque Carrefour des Entreprises), le nom du docteur n’apparaît jamais. La gestion est laissée à d’autres. Mais les actes médicaux, c’est bien Farid Alsaïd, dont le dossier a fait la une des médias français, qui les exécute.

Mammographies réalisées sans agrément

Tout commence fin 2007 lorsque le magazine français L’Express révèle les agissements du docteur Farid Alsaïd, formé en Belgique en 1995, mais pratiquant juste derrière la frontière, dans cinq de ses centres à Wattignies, Anzin, Haumont, Fourmies et Hirson. Ce qu’on reproche au médecin sur base d’une enquête de la DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales) : un manque d’hygiène, des dépistages du cancer du sein réalisés sans agrément mais également des faits d’escroquerie à la sécurité sociale… Concrètement : des prestations inutiles réalisées auprès de ses patients.

L’intéressé, suspendu, nie tous les faits et charge ses secrétaires lorsqu’on l’interroge au sujet des mammographies. "Des femmes se présentent régulièrement dans les cabinets avec la lettre qu’elles reçoivent pour la prise en charge de leur mammographie, dans le cadre de la campagne nationale de dépistage. J’avais donné aux secrétaires des instructions, orales et écrites, pour qu’elles réorientent ces personnes vers des centres agréés. Ces consignes n’ont pas toujours été appliquées", dit-il à l’Express. Il ajoute aussi n’avoir "jamais mis la vie de ses patients en danger".

9000 patients concernés

En février 2008, le radiologue est condamné à trois ans d’interdiction d’exercice de la médecine (dont deux avec sursis) par le Conseil de l’Ordre des médecins de Picardie. La ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot se saisit du dossier et fait appel (comme le rappelle l’AFP) de cette condamnation jugée trop légère, alors que 9000 patients auraient été exposés à des risques. Un numéro vert destiné à recueillir les témoignages de patients est mis en place : il explose.

En mars, le parquet de Valenciennes ouvre une information judiciaire pour "escroquerie en bande organisée", l’épouse du docteur étant également impliquée. Convoqué à plusieurs reprises par un juge d’instruction, Farid Alsaïd ne se présente pas. Il décide même de mettre les voiles, direction la Syrie. Un mandat d’arrêt international est lancéEn juin, il rentre en France et se rend à la police.

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En 2013, il est renvoyé devant le tribunal. Les charges pour mise en danger de la vie d’autrui et blessures involontaires sont abandonnées. Il est tout de même condamné à quatre ans de prison, dont 18 mois avec sursis "pour escroquerie à la Sécurité sociale".

Comme indiqué par l’AFP, "Farid Alsaïd devra également verser près de 2,7 millions d’euros de dommages et intérêts à plusieurs Caisses primaires d’assurance maladie et à la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam). Le tribunal a aussi demandé un mandat d’arrêt contre le médecin, qui n’a pas assisté au délibéré. La justice a en outre interdit définitivement au radiologue d’exercer sa profession".

Lors de l’appel en 2014, la condamnation est un rien plus légère : quatre ans de prison dont deux avec sursis (un aménagement de peine est prévu). L’interdiction définitive d’exercice de la médecine est par contre confirmée par la Cour de Douai.

Condamné pour fraude à Mons

Un radiologue interdit d’exercer en France. Mais pas encore en Belgique, malgré une nouvelle condamnation en octobre 2015 par le tribunal correctionnel de Mons à une peine de dix mois de prison avec un sursis de cinq ans, assortie d’une amende de 12.000 euros. Motif ? Le docteur Farid Alsaïd, inscrit à l’Ordre des médecins du Hainaut, "a frauduleusement organisé son insolvabilité de 2009 à 2010, avec le concours de son épouse", annonçait à l’époque l’agence Belga.

"Mon seul et unique but est que je ne dispose plus d’argent en France que ce soit sur mon compte ou sur les comptes de mon épouse pour éviter les saisies de la justice française", avait répondu le radiologue lors de son procès. Le tribunal avait estimé que "les différentes ventes des immeubles en France et en Belgique démontrent la volonté délibérée de s’appauvrir personnellement au profit des membres de sa famille afin de réduire son patrimoine. Les prévenus ont donc organisé l’insolvabilité de Farid Alsaïd".

Toujours pas radié en Belgique

Le dossier judiciaire du docteur est lourd. Très lourd même. Ce parcours a-t-il été ignoré par l’Ordre des médecins en Belgique ? Pourquoi Farid Alsaïd est-il toujours inscrit à l’Ordre ? Pourquoi dispose-t-il toujours d’un numéro Inami, comme nous le confirment les bases de données accessibles en ligne ?

Nous avons contacté Conseil provincial du Hainaut de l’Ordre où est inscrit Farid Alsaïd, celui de Bruxelles où se trouve son cabinet molenbeekois ainsi que les instances nationales. C’est la règle : l’Ordre et ses différentes divisions ne peuvent communiquer sur le traitement en interne d’un dossier. Impossible donc de savoir si les faits et les condamnations du docteur Alsaïd sont connus.

Philippe Boxho, vice-président de l’Ordre national, nous explique que "d’une manière générale, à partir du moment où nous sommes informés par un conseil étranger qu’un médecin inscrit en Belgique a fauté et que le conseil étranger a appliqué une sanction, l’ordre provincial concerné doit relancer une nouvelle instruction en Belgique et doit décider si on applique la même sanction, si on l’aggrave ou si on l’a réduit." La durée de l’instruction est de quatre à cinq mois.

Farid Alsaïd, face à la presse, en 2008.
Farid Alsaïd, face à la presse, en 2008. © Tous droits réservés

Philippe Boxho ajoute : "L’Ordre des médecins doit être informé des faits. Et s’il ne l’est pas, il va l’être." Ce qui est sûr, c’est qu’en 2015, lors du procès montois, le docteur Alsaïd "n’était pas visé, à ma connaissance, par une quelconque interdiction d’exercer sur le territoire belge pendant la période où il a été poursuivi pour insolvabilité en Belgique", nous commente de son côté Maître Frank Discepoli, son conseil à l’époque.

Mon épouse est décédée à cause de ce radiologue

Aujourd’hui, les choses vont certainement évoluer. L’Ordre des médecins est au courant : l’époux d’une Bruxelloise de 41 ans décédée d’un cancer du sein en septembre dernier a récemment adressé une plainte formelle à cette instance. "Mon épouse est décédée à cause de ce radiologue", dénonce-t-il auprès de la RTBF de manière anonyme. "Il l’avait mise sur une fausse piste, alors qu’elle avait une tumeur de deux centimètres très visible sur les clichés des examens radio, en nous disant qu’il n’y avait rien à signaler."

Le compte-rendu datant de 2019 et signé par le docteur Alsaïd est limpide : le résultat de la mammographie est classé ACR2. C’est-à-dire ? Une anomalie bénigne ne nécessitant ni examen complémentaire, ni surveillance particulière, selon la définition médicale. Suite au drame, l’époux aujourd’hui veuf a également adressé un courrier aux autorités sanitaires fédérales qui l’ont renvoyé vers l’Ordre des médecins. "Je ne veux pas que cette personne fasse d’autres victimes."

Le cabinet molenbeekois du docteur Alsaïd.
Le cabinet molenbeekois du docteur Alsaïd. © GOOGLE

Une idée : étendre l’interdiction d’exercer à toute l’Europe

Maître Franz Hisbergues a été l’avocat des parties civiles lors des audiences organisées en France. Lorsqu’on lui apprend que Farid Alsaïd exerce toujours en Belgique, l’information ne le surprend pas. "Moi, à l’époque, je l’avais appelé 'l’homme d’affaires-médecin' et non pas 'le médecin-homme d’affaires'. M. Alsaïd ne fait que confirmer que ce qui l’intéresse, c’est plutôt l’aspect lucratif que l’aspect médical", réagit l’avocat. "Cette personne n’a vraiment aucun scrupule et ne changera pas, malgré les alertes données par les juridictions. "

Maître Hisbergues se dit toutefois surpris par le fait qu’une interdiction d’exercer la médecine en France ne puisse pas être effective, dans un pays voisin, au sein même de l’Union européenne.

"L’interdiction prononcée par la Cour d'appel de Douai ne pouvait l’être que sur le territoire français, ce qui a été fait. La juridiction française n’a aucun moyen pour l’interdire sur tout le territoire européen, a minima. C’est là où il faut réfléchir à une idée d’étendre ce type d’exécution des décisions dans les pays limitrophes. La situation est d’autant plus grave que nous touchons au domaine médical. Alors, c’est vrai, concernant M. Alsaïd, même si cela a coloré le débat par tout ce qu’on a pu entendre au niveau diagnostic, usage de matériel, emploi de personnes humaines, il n’a été condamné que pour l’escroquerie aux caisses de sécurité sociale. Je rappelle toutefois le montant : 2,7 millions ! C’est l’un des plus grands scandales médicaux en France."

Maître Hisbergues ajoute : le radiologue a eu "la chance de ne pas avoir été à l’origine d’un drame sur le plan humain et de la santé. Quand on apprend aujourd’hui qu’il exerce en Belgique, le minimum est d’inviter ses patients belges à prendre des précautions et à faire vérifier leurs examens radiologiques. Le diagnostic d’un radiologue peut induire des comportements chirurgicaux qui sont en contrariété avec le patient."

Pas de commentaires

Nous avons, bien entendu, pris langue avec le docteur Alsaïd. Joint par téléphone, celui-ci n’a pas souhaité répondre à toutes nos questions. Il dit simplement rejeter les accusations relatives à d’éventuels diagnostics infondés et parle de procès "diffamatoires" menés en France et en Belgique à son encontre.

Dernière précision, nous avons contacté le parquet de Bruxelles. Aucun dossier concernant le docteur Farid Alsaïd, qui réside désormais en Région bruxelloise, n’y est ouvert.

Sur le même sujet, au JT de 19h30 ce 17/12/21

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