Les Grenades

"Au nom de Safia" : faire entendre la mémoire des invisibles

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Par Jehanne Bergé pour Les Grenades

Safia Kessas est journaliste, autrice et réalisatrice. Depuis des années, elle porte son stylo, son micro ou sa caméra vers celles et ceux que la société préfère silencier. Aujourd’hui, c’est sur sa propre histoire qu’elle lève le voile à travers Au nom de Safia, un podcast documentaire intime, historique et universel.  

Safia Kessas, cest son nom, mais cest aussi celui dune autre ; sa tante disparue pendant la guerre dindépendance algérienne. Les circonstances de sa mort ont laissé un grand mystère sur fond de violences coloniales et patriarcales. cidée à mettre fin au brouillard mémoriel, au fil des épisodes du podcast Au nom de Safia, l'autrice tire le fil de lhistoire et reconstruit le puzzle de la vie de celle dont elle porte le nom.  

Dans le cadre du Brussels Podcast Festival, samedi à 13h, la réalisatrice accompagnée de Thomas Rozec et Sarah Vildeuil discutera de la place du "Je" dans les récits. Loccasion, en amont de l’événement, de revenir sur cette question. 

Transgresser les règles en prenant la parole

Depuis longtemps déjà, la journaliste fait résonner la voix des invisibles. Cest par ailleurs Safia Kessas qui, en 2019, a mis sur pieds Les Grenades pour inclure la parole à toutes les femmes dans les médias.

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Après des années à visibiliser les parcours des autres, notre interlocutrice a décidé de sinterroger sur ses racines, parce que ne pas raconter, cest laisser place aux silences, aux blessures. Le point de départ de son enquête : une interview inachevée de son père Tayeb Kessas un mois avant son décès en mars 2019 et une promesse, celle de rendre justice à sa mémoire. 

"Mes parents longtemps mont dit : on est parti dAlgérie et puis cest tout", tels sont les premiers mots de ce récit sonore qui ouvre la porte de la grande histoire par la fenêtre de lintime. Au fil des épisodes, la réalisatrice emmène les auditrices et auditeurs dans sa quête de vérité, en passant de la cuisine de sa mère aux archives du Service historique français de la Défense, ou aux montagnes de Kabylie. Tout au long du podcast, la journaliste et réalisatrice questionne les crimes du passé, lexil et leffacement qui continue de sexercer à travers le racisme ordinaire de la société d’aujourd’hui

"Jai entrepris une démarche qu’on ne pousse pas, qu’on ne met pas en avant dans ma culture ; en prenant la parole, il y a une forme de transgression. Mes parents se sont assignés à leffacement dans la société pour ne pas attirer lattention, pour ne pas avoir de problèmes. D’ailleurs, ils nous disaient toujours de nous faire discret·es", confie Safia Kessas.

Les parents de Safia Kessas, Tayeb et Tassadit.
Les parents de Safia Kessas, Tayeb et Tassadit. © Tous droits réservés

Pudeur et sensibilité

Outre son propos, ce qui fait la force du récit est sa grande sincérité. La réalisatrice nous laisse entendre "limpalpable" : les dessous du documentaire, notamment les moments de pudeurs et de complicité avec sa mère ou son cousin. Mais elle partage également les doutes, les déséquilibres, les interrogations ; une posture salvatrice en ces temps où beaucoup revendiquent les certitudes.  

En multipliant les sources et en donnant la parole aux différent·es intervenant·es, la journaliste déboulonne la chape de plomb qui a enseveli nombre dhorreurs et de traumas liés à la colonisation française en Algérie. Parmi les victimes, les membres de sa famille sont, en premier plan ou en coulisses, les personnages de sa narration. "Entendre les voix, les souffrances que la colonisation a causées est troublant pour mes proches. Chacun·e fait résonner sa propre voix à travers ce podcast et ça cest difficile."

La question de l’écoute est centrale dans les enjeux de transmission. Dans le troisième épisode, Ali Mekki, travailleur social et chercheur qui a notamment étudié l’immigration kabyle, dit ceci : "Quand on souffre, on se tait. Pour parler, il faut des oreilles, il faut que quelquun écoute."

Avec Ali Mekki.
Avec Ali Mekki. © Tous droits réservés

Les violences subies ont longtemps été ignorées. Soixante ans après la fin de la guerre, certain·es témoins ont disparu sans jamais être entendu·es. Enregistrer ces voix, garder ces traces est aujourd'hui une urgence, une responsabilité. "Il y a des témoignages qui sen sont allés et forcément des éléments quon ne connaitra jamais. Je pense surtout aux femmes dans les villages de Kabylie. Ce podcast est aussi un femmage à celles qui ont enduré les violences et qui ont été silenciées."

En posant son regard sur les personnages de son documentaire, Safia Kessas leur rend leur dignité, leur identité trop longtemps ignorée. À commencer par sa tante, mais aussi son père qui continue de vivre à travers ce récit.  

Tant que la voix existe.

Le surgissement partiel et cruel d’une personne qui n’est plus. 

De sa vie restera une onde. 

Ryoko Sekiguchi, La Voix sombre. 

Parler en "je" pour se raconter et raconter les autres

Cette création s'inscrit dans une nouvelle manière de raconter le monde, dinterroger lhistoire et les violences subies. Le format podcast donne en effet à entendre dautres vécus et offre une grande liberté éditoriale. Cest dailleurs dans cette démarche de déconstruction des modèles dominants que sinscrit le Brussels Podcast festival 

La question de la neutralité journalistique et de la parole aux personnes concernées soulève de nombreux débats ; elle est notamment l’objet de l'ouvrage Le génie lesbien d'Alice Coffin. Aussi, le "je" reste proscrit de certains milieux journalistiques, et c'est de cette forme de narration dont il sera question samedi lors dune rencontre entre Safia Kessas, Thomas Rozec et Sarah Vildeuil, tous les trois auteur·rices de documentaires pour Binge Audio.

"On peut proposer une narration en jeet situer son point de vue tout en étant dans une recherche qui soit déontologiquement irréprochable. Pour moi, leffacement absolu ne se justifie plus aujourdhui, dans la mesure où il bénéficie je le pense aux groupes dominants. C’est important de se poser la question : La neutralité pour servir quels propos finalement ?", soulève Safia Kessas.  

La journaliste interroge par ailleurs la place que la profession laisse à la sensibilité : "Je pense que cest important de déconstruire le mythe autour de la force... Souvent on répète dans ce métier quil faut avoir les épaules. Ce qui est intéressant cest plutôt davoir une sensibilité, de lassumer et de ne pas en avoir peur. Cest ça qui donne de la force", commente-t-elle.

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Des propos qui entrent en résonance avec la conclusion de larticle Le journalisme est-il émotionnellement illettré?,publié par lObservatoire européen du journalisme : "il ne s’agit peut-être pas seulement de développer des compétences dans la collecte de faits. (...) L’enseignement et la réflexion sur l’empathie, l’intelligence émotionnelle et peut-être même la compassion doivent faire partie intégrante du programme d’études et d’apprentissage du métier de la prochaine génération de journalistes et d’éditeurs." 

En alliant rigueur et humanité, Safia Kessas semble viser juste. Dailleurs, depuis la sortie du podcast, de nombreuses personnes écrivent à la réalisatrice, pour partager, témoigner. Ils et elles se reconnaissent dans ce récit tissé de liens affectifs et de fragments de lhistoire oubliée.  

Au Nom de Safia, une série de Safia Kessas, réalisée par Quentin Bresson, produite par Juliette Livartowski  pour Programme B, un podcast de Binge Audio. 

Bonne écoute !

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Infos pratiques concernant la discussion autour du Je 

Programme B 

Safia Kessas, Thomas Rozec, Sarah Vildeuil 

Enregistrement live dans le cadre du Brussels Podcast festival, samedi 9 avril de 13h à 14h à l’Atelier 2010. Réservations par ici. 


Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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