Sophie Creuz nous propose le livre Le dernier des siens de la romancière Sibylle Grimbert, paru aux éditions Anne Carrière. En 1835, un jeune scientifique est envoyé en Arctique étudier la faune, il assiste au massacre d’une colonie de grands pingouins et sauve le dernier spécimen de cette espèce désormais disparue.
Le mercredi 7 décembre s’ouvrait à Montréal la conférence des Nations-Unies sur la biodiversité, celle de la dernière chance pour sauver ce qui reste des espèces sauvages menacées par notre mode de vie. Aussi, lire ce roman qui imagine le sauvetage du dernier grand pingouin, semble fort à propos. Sauvetage, n’est sans doute pas le mot le plus approprié parce que retirer un animal de son milieu pour le préserver de disparition est-il le sauver ou le condamner ? C’est une des questions que soulève Sibylle Grimbert qui imagine une destinée pour le dernier spécimen de grand pingouin, espèce qui existait depuis vingt mille ans, complètement exterminée en 1844.
C’est à peu près à cette date que se déroule ce roman qui expédie un jeune scientifique français étudier la faune de l’océan Arctique. Accostant sur un îlot inhabité, il assiste impuissant au massacre de toute une colonie de pingouins, par des marins aussi sanguinaires que cupides, prêt à vendre peaux et becs comme trophées. Alarmé, le scientifique se saisit du dernier oiseau et l’emporte pour son étude, se disant au passage que cette prise aura du bon pour son avancement au Musée d’Histoire Naturelle ; mort ou vif, naturalisé, empaillé ou captif dans un bassin. En attendant, il le ramène sur la côte écossaise où il séjourne et prend soin de lui comme il le peut, il le nourrit de poissons morts et l’arrose de temps en temps avec des seaux d’eau, puis il observe et est observé… car le pingouin a l’air de chercher à comprendre lui aussi le comportement de cet étrange spécimen sur deux pattes dont la redingote ressemble un peu à la sienne. Après tout le Français aussi a été sorti de son milieu naturel, et vit, loin de son espèce, sur une île qui lui est inhospitalière.
A eux deux, ils forment un duo cocasse, au nom d’artistes : Gus est le prénom du scientifique, Props est celui du pingouin.
Ces pages posent d’emblée les vraies questions : celles de l’intelligence de la nature, de la place que nous y occupons et des modifications irréversibles que nous lui infligeons. Nous lisons donc ce roman à la manière d’un récit de voyage du XIXe siècle, qui déjà s’alarmerait des dégâts causés par l’homme, et comme le journal intime, sensible d’un scientifique, bouleversé par ce face-à-face avec l’animal sauvage, condamné à disparaître. Ce pingouin ne sait certainement pas qu’il est le dernier des siens. Mais Gus, le Français est peut-être lui aussi le dernier d’une espèce de scientifiques, celle qui sans états d’âme et peu scrupuleuse n’hésitait pas à massacrer les animaux pour pouvoir les inventorier à l’aise.
Toute la saveur de ce roman, très bien documenté, est de confronter deux solitudes, deux apprivoisements, deux êtres qui vont finir par vieillir ensemble et veiller l’un sur l’autre. Sibylle Grimbert évite tout anthropomorphisme, elle ne donne ni intention ni sentiments à l’animal mais observe, elle aussi, les solidarités nouvelles, opportunistes, nées de l’incongruité d’une rencontre fortuite. Son roman nous transporte ailleurs, en un temps révolu, avec ses visions du monde et ses mentalités, et est en même temps, totalement en résonance avec la nôtre. C’est aussi l’histoire d’une prise de conscience de nos responsabilités, car ce pingouin va prendre une place considérable dans la vie du scientifique qui, de plus en plus voûté et déplumé finira par lui ressembler, non par mimétisme mais par affection.