Monde

Aux Etats-Unis, les jours de TikTok sont-ils comptés ?

Une audition plutôt éprouvante pour le patron de TikTok

© AFP – OLIVIER DOULIERY

Par Isabelle Huysen

Quand il est entré hier dans la salle du congrès américain, le patron de TikTok, Shou Chew, s’attendait-il à une audition aussi musclée ? Elle a duré plus de cinq heures. Cinq heures durant lesquelles les représentants, aussi bien républicains que démocrates, l’ont assailli de questions et surtout d’accusations. L’application chinoise est carrément menacée d’interdiction sur le sol américain. Après cette audition, cette menace ne s’est pas vraiment éloignée.

" On ne vous croit pas "

Le patron de TikTok a été convoqué par la présidente de la commission parlementaire de l’énergie et du commerce, Cathy McMorris Rodgers. Il s’est dit heureux de répondre à cette convocation car selon lui, il y a beaucoup d’idées fausses au sujet de son entreprise. Les Américains soupçonnent, en effet, la plate-forme d’être à la solde du gouvernement chinois. Shou Chew dément à de nombreuses reprises. Il affirme notamment que "nous ne promouvons ni ne supprimons de contenu à la demande du gouvernement chinois. " Mais rien n’y fait. La présidente de la commission parlementaire n’en démord pas : "On ne vous croit pas ", lui dit-elle. Et d’ajouter : "ByteDance (ndlr groupe chinois auquel appartient TikTok) est redevable au parti communiste chinois et ByteDance et TikTok, c’est la même chose."

Chose assez rare pour être soulignée : démocrates et républicains présentent un front uni. Frank Pallone, représentant démocrate, ne mâche pas ses mots : "Vous allez continuer à recueillir des données. Vous allez continuer à vendre des données. Vous allez continuer à faire toutes ces choses et continuer à être sous l’égide du Parti communiste."

Frank Pallone, représentant démocrate
Frank Pallone, représentant démocrate © Jim Watson/AFP

Quand Shou Chew affirme qu’il ne dépend pas du gouvernement chinois, que son entreprise est une entreprise privée, Morgan Griffith, représentant républicain, lui répond : "Tous les pays du monde le disent, TikTok n’est pas une entreprise privée, elle fait partie du Parti communiste chinois. Oui ou non ? Fait-elle partie du Parti communiste chinois comme tout le monde le pense, ou vivez-vous encore dans une dimension parallèle ? "

Pour Anna Eshoo, élue démocrate, il est clair que le gouvernement chinois a accès aux données des utilisateurs de l’application. Shou Chew lui rétorque qu’il n’y a aucune preuve en la matière. Mais selon elle, les arguments du patron de TikTok sont carrément grotesques : "Je ne crois pas qu’il existe réellement un secteur privé en Chine".

Les principales questions portent sur les menaces d’espionnage et de manipulation de la part du gouvernement chinois. Mais certains s’interrogent aussi sur les menaces d’addiction. C’est le cas de Gus Bilirakis, élu républicain : "votre entreprise a détruit des vies ". En disant cela, il désigne dans la salle les parents d’un adolescent qui s’est suicidé.

Le père de Chase Nasca assistait à l’audience
Le père de Chase Nasca assistait à l’audience © Jim Watson/AFP

Dean Nasca est venu assister à cette audition. Chase, leur fils de 16 ans, s’est donné la mort l’année dernière après avoir reçu un millier de vidéos qu’il n’avait pas sollicitées sur le suicide. Les parents de l’adolescent ont porté plainte contre la plateforme.

Les engagements de TikTok

Même s’il n’a pas pu longuement s’exprimer, tant les questions et les accusations étaient nombreuses, le patron de TikTok a déclaré que son entreprise tiendrait 4 engagements :

  • "nous allons accorder la priorité à la sécurité, en particulier pour les mineurs. Nous allons en faire une priorité absolue"
  • "nos pare-feu protègent les données américaines d’accès étrangers non désirés"
  • "nous nous engageons à garder TikTok libre, un lieu libre pour la liberté d’expression, sans aucune manipulation par aucun gouvernement.
  • "nous nous engageons à faire preuve de transparence et à assurer la surveillance par des observateurs indépendants. Nous leur donnerons accès pour nous tenir responsables des engagements que nous prenons."

Shou Chew a également déclaré que l’entreprise allait transférer aux Etats-Unis les données des utilisateurs afin que celles-ci "soient stockées sur le sol américain par une société américaine sous la supervision d’un personnel américain". Mais il a reconnu que d’anciennes données d’utilisateurs américains étaient encore stockées sur des serveurs accessibles par des employés chinois.

Ses déclarations et ses engagements ont-ils réussi à rassurer les élus, à les convaincre que TikTok n’est pas une menace pour la sécurité américaine ? On peut en douter. Pour preuve la déclaration de Lisa Blunt Rochester, élue démocrate : "Je ne suis pas rassurée par tout ce que vous avez dit jusqu’à présent. Et je pense très franchement que votre témoignage a soulevé plus de questions pour moi que de réponses." Et pour la présidente de la commission, pas de doute : "votre plateforme devrait être interdite"

Pour un spécialiste, Jasmine Enberg, interrogé par l’AFP, "il n’y a pas grand-chose qu’il aurait pu dire pour convaincre les législateurs que TikTok n’est pas contrôlé ou influencé, directement ou indirectement, par le Parti communiste chinois".

La réaction de la Chine

Il y a quelques jours, le gouvernement américain a clairement menacé d’interdire TikTok aux Etats-Unis si elle restait dans le giron de ByteDance. Après l’audition d’hier, le gouvernement chinois a réagi par l’intermédiaire de la porte-parole du ministre chinois du Commerce : "forcer la vente de TikTok nuira gravement à la confiance des investisseurs de tous les pays, y compris la Chine, à investir aux États-Unis. Si la nouvelle est vraie, la Chine s’y opposera fermement."

Pékin s’insurge aussi contre les accusations d’espionnage formulées à son encontre : "Pékin n’a jamais demandé et ne demandera pas aux entreprises ni aux individus de collecter ou de remettre des données provenant de pays étrangers, d’une façon qui violerait la loi locale", a déclaré en conférence de presse Mao Ning, une porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères.

150 millions d’utilisateurs américains

Des Tiktokeurs devant le Congrès américain
Des Tiktokeurs devant le Congrès américain © AFP

C’est clair : TikTok est très populaire. Devant le congrès, certains partisans sont d’ailleurs venus apporter leur soutien à l’application. Comme Tiffany Yu, tiktokeuse et militante pour les personnes handicapées : "ce n’est que lorsque j’ai téléchargé TikTok en mars 2020 que mon militantisme a vraiment pu décoller, 11 ans après avoir commencé à défendre les intérêts des personnes handicapées. TikTok a vraiment changé la donne pour moi, m’a permis d’atteindre de nouvelles audiences, des millions de personnes, de trouver de nouveaux moyens de générer des revenus pour soutenir mon militantisme et de donner à tout un groupe de défenseurs des droits des personnes handicapées les moyens de trouver leur voie et de bâtir leur carrière."

Et ce n’est pas un hasard si peu avant son arrivée devant le congrès américain, le patron de TikTok a, dans une vidéo, annoncé un chiffre : son application compte désormais 150 millions d’utilisateurs aux Etats-Unis. Soit, et il l’a lui-même souligné, "plus que la moitié du pays".

Comme dans d’autres pays, TikTok est déjà interdit aux fonctionnaires américains. L’interdire à tous sera une autre paire de manches. L’association américaine de défense des droits civiques a déjà déclaré que cette interdiction priverait les Américains de leur droit constitutionnel à la liberté d’expression. Et les nombreux créateurs de contenus risquent aussi de ne pas apprécier cette possible interdiction.

Mais le gouvernement américain avance un argument qui pèse lourd : celui de la sécurité nationale.

Extrait du JT du 24/03/2023

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