Les Grenades

#BalanceTonYoutubeur : la manipulation à l’heure des réseaux sociaux

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Norman fait des vidéos, Dirty Biology, JL Amaru, Inthepanda, vous n’identifiez peut-être pas tous ces pseudos ? Pourtant, ce sont des stars du web. Des créateurs de contenu suivis par des millions de jeunes internautes. Tous ont été accusés récemment de viol et/ou corruption de mineurs.

Dans l’univers des créateurs de contenu, la démarche est tellement courante qu’un terme a vite été popularisé pour dénoncer ces derniers : les pointeurs. "C’est un mot qui est régulièrement utilisé depuis deux ou trois ans", nous confie Chloe_live, fondatrice de la collective Stream’her, un espace d’entraide pour les streameuses.

"Un pointeur va utiliser sa notoriété pour profiter de mineurs et réussir à les manipuler grâce à leur popularité. Il y a évidemment les accusations qui visent Norman, qui est le plus connu, mais il est malheureusement loin d’être le seul. Le streaming n’est finalement qu’un reflet de la société. Ce n’est pas nouveau que les hommes utilisent leur influence ou leur supériorité hiérarchique pour manipuler", poursuit-elle.

Quelques victimes de Norman Thavaud témoignent dans une vidéo publiée par la chaîne youtube Le Roi des Rats. Pour corroborer leur propos, ces témoignages sont assortis de captures d’écrans de conversations privées en ligne entre le youtubeur et les jeunes femmes. Des échanges glaçants qui révèlent une kyrielle de similarités entre les différents récits des jeunes femmes, le youtubeur allant parfois à envoyer les mêmes messages, les mêmes photos à plusieurs jeunes filles simultanément, selon leurs témoignages. Une approche amicale, des requêtes de plus en plus déplacées, une culpabilisation de la victime, puis un rejet.

La charte de Biderman, lien entre la torture et la corruption de mineur.es

Il existe en psychologie une théorie de ce phénomène et des étapes de la stratégie de manipulation mentale, la charte de Biderman. Le concept est né d’observations faites sur des prisonniers américains qui auraient subi un lavage de cerveau, en marge de la guerre de Corée. Le sociologue Albert Bidermann théorise dans un tableau les méthodes de tortures et les différentes étapes de manipulation destinées à briser un individu psychologiquement. Parmi celles-ci, par exemple, l’isolation de la victime, mais aussi la dualité entre les menaces et ce que le sociologue appelle les indulgences occasionnelles, c’est-à-dire les récompenses à une soumission.

Dès les années 70, les militantes et chercheuses féministes rendent compte des similitudes entre le tableau de Biderman et les méthodes psychologiques utilisées par un conjoint violent dans la sphère de l’intime. En 2007, le sociologue américain Evan Stark approfondit la notion de contrôle coercitif. Dans son livre Coercive Control : How Men Entrap Women in Personal Life, il explique les différentes tactiques mises en place par les agresseurs pour contraindre une femme. "Le contrôle coercitif, c’est une stratégie qu’utilise un homme pour garder pouvoir et contrôle envers une femme", explique Gwenola Sueur, chercheuse en sociologie à l’Université de Bretagne Occidentale. "Le contrôle coercitif s’appuie forcément sur toutes les inégalités qui existent entre les femmes et les hommes, toutes les normes et représentations".

Le contrôle coercitif, c’est une stratégie qu’utilise un homme pour garder pouvoir et contrôle envers une femme

Lorsqu’il s’agit d’agressions sexuelles, que ce soit de la part d’un politique ou d’une personne connue, on retrouve ce lien. Qu’il soit émotionnel ou qu’il se conjugue par un sentiment d’appartenance à un groupe. "Un cadre politique, une communauté sectaire ou encore une fan base interagit en cercle fermé, comme une famille. C’est comme ça qu’on arrive à piéger les gens", précise la sociologue. On peut donc y retrouver les stratégies de manipulations propres au contrôle coercitif.

Le grooming ou pédopiégeage

Dans le contrôle coercitif, une notion qui concerne particulièrement tous les influenceurs dont le comportement a récemment été dénoncé : le grooming ou pédopiégeage. Il s’agit de l’étape où l’adulte prend contact avec la mineure et lie des rapports émotionnels avec cette personne. "L’agresseur sélectionne ses victimes et crée un lien de confiance petit à petit. C’est un processus qui est très long, où l’agresseur va poser des questions de plus en plus intrusives", confirme Gwénola Sueur. Ce processus est clairement décrit par les jeunes victimes de Norman Thavaud. "Je me souviens que ça allait crescendo. Il a commencé par m’envoyer des photos de son visage puis, petit à petit, de son corps et il me demandait de répondre".

Cependant, une fois que la victime est piégée, la romance sera express, comme en témoigne anonymement une des plaignantes de l’affaire Norman Thavaud. "Après avoir eu des rapports sexuels, Il m’a fait sortir de chez lui prétextant une urgence, en me promettant de me rappeler plus tard pour que je revienne… J’ai attendu pendant 4 heures dehors et réussi à choper le dernier RER pour rentrer chez mon oncle". Une autre embraye : "Après nos ébats, il se montre insistant pour que je parte. L’auberge de jeunesse où je devais dormir était déjà fermée, je ne pouvais pas rentrer. Saoulé, il a fini par accepter à condition que je dorme sans haut". Une fois ses désirs assouvis, le youtubeur se montrerait dès lors distant avec la plupart des jeunes ou arrêterait complètement de leur répondre, ghostant ainsi les jeunes femmes.

Il a commencé par m’envoyer des photos de son visage puis, petit à petit, de son corps et il me demandait de répondre

Pour toutes les dernières affaires mettant en cause des influenceurs issus du web, on s’aperçoit que l’âge des victimes occupe une place centrale dans la conversation. C’est quasiment un des premiers sujets de discussion. "Ils exercent une sorte de fascination chez ces jeunes femmes, elles sont plus faciles à hameçonner".

Des jeunes filles, heureuses de partager une conversation à part, un moment privilégié avec leur youtubeur préféré. "Ils se présentent comme à l’écoute, donc une relation de confiance se crée. Une jeune femme – déjà vulnérable par son âge – va avoir l’impression d’être entendue par l’homme qui va la préparer".

Une préparation en vue d’obtenir des photos, des vidéos, voire des faveurs sexuelles de ses cibles. "Dans les images des conversations que j’ai lues, certains youtubeurs appellent les jeunes filles 'bébé'. Il y a un double message. Il y a à la fois un lien affectif, gentil mais aussi un rappel 'Tu n’es pas une femme. Si tu étais une femme tu agirais autrement'”, justifiant ainsi les réserves de ses victimes. Si elles ne cèdent pas à ses désirs sexuels, c’est parce qu’elles sont jeunes, immatures et inexpérimentées.

Capture d’écran de la vidéo "#BalanceTonYoutubeur 1/? – Norman Thavaud (témoignages)" sur la chaîne Le roi des rats
Capture d’écran de la vidéo "#BalanceTonYoutubeur 1/? – Norman Thavaud (témoignages)" sur la chaîne Le roi des rats
Capture d’écran de la vidéo "#BalanceTonYoutubeur 1/? – Norman Thavaud (témoignages)" sur la chaîne Le roi des rats
Capture d’écran de la vidéo "#BalanceTonYoutubeur 1/? – Norman Thavaud (témoignages)" sur la chaîne Le roi des rats

Que font les plateformes Youtube et Twitch ?

L’univers du streaming et du direct est propice au sexisme. "Les femmes sont largement minoritaires sur Twitch. 65% de sa population sont des hommes. Sur les cent premières streamers.euses, il n’y a que trois femmes", explique Chloé_live, de Stream’her. "Le direct permet aussi aux harceleurs de voir les réactions en direct, de nous voir déstabilisées, c’est ce qu’ils cherchent", continue-t-elle. Twitch a donc mis en place certains mécanismes pour protéger les streameuses des viewers. "La plateforme prend en compte le sexisme et essaie de nous protéger en supprimant automatiquement des messages contenant des mots insultants, par exemple. Il existe également un nouveau mode 'bouclier' contre les raids (ndlr : assaut massif de viewers en direct contre un·e créateur·trice de contenu dans le but de nuire)", explique-t-elle. Cependant, un harcèlement qui commence sur Twitch a bien des chances de continuer sur Twitter, où il est quasiment impossible pour les streameuses de filtrer les attaques sexistes.

Il serait intéressant que les plateformes mettent en place des formations pour aider à gérer une communauté. C’est un métier et ça s’apprend

S’il existe des outils pour protéger les créateur·trices de contenu, les moyens pour protéger le public de ces derniers semblent, eux, plus limités. Il existe évidemment des chartes sur les deux plateformes, qui, si elles ne sont pas respectées, peuvent entraîner des sanctions allant jusqu’à une suppression de certaines vidéos, voire de la chaîne. Les conditions d’utilisateurs de Twitch stipulent par exemple qu’il est interdit de créer, télécharger, transmettre, diffuser ou stocker tout contenu inexact, illégal, contrefait, diffamatoire, obscène, pornographique, portant atteinte à la vie privée ou aux droits à la publicité, harcelant, menaçant, abusif, incendiaire ou autrement répréhensible. "Les créateurs de contenu n’ont pas conscience du rôle qu’ils ont à jouer et de l’influence qu’ils ont sur les gens qui les regardent. Il serait intéressant que les plateformes mettent en place des formations pour aider à gérer une communauté. C’est un métier et ça s’apprend”, embraye Chloé_live.

Depuis 2018, Youtube s’est également donné la possibilité de bloquer les revenus publicitaires générés par les vidéos. Selon une information de l’AFP, l’entièreté de la chaîne Norman fait des vidéos a d’ailleurs été démonétisée. La plateforme songerait à en faire de même pour la chaîne du youtubeur Léo Grasset. "Nous considérons le harcèlement sexuel, sous toutes ses formes, comme inacceptable", a déclaré un porte-parole de l’agence de presse. "Si nous constatons que le comportement d’un créateur, sur YouTube ou en dehors, nuit à nos utilisateurs, à notre communauté, à nos employés ou à notre écosystème, nous prenons alors des mesures supplémentaires pour les protéger", a clôturé le porte-parole.

Rares sont les plaintes pour violences sexuelles qui donnent lieu à des poursuites judiciaires. Du côté des créateurs de contenu, tous nient avoir participé à quelconque corruption de mineure. Norman Thavaud a été libéré le lendemain de sa mise en garde à vue sans poursuites à ce stade. Il ne s’est pas encore exprimé publiquement. Léo Grasset a quant à lui répondu aux accusations dans une vidéo dans laquelle il déclare : "J’ai une vie amoureuse parfois bordélique, et il m’arrive aussi de faire parfois des blagues de gros beauf mais l’article [de Mediapart] dresse un portrait de moi qui est malhonnête ; il construit un personnage toxique à coups d’insinuations et de citations tronquées", contestant notamment avoir violé une jeune femme en 2016.

Norman, le Youtubeur en garde à vue pour viol – JT 5/12/2022

Si vous souhaitez contacter l’équipe des Grenades, vous pouvez envoyer un mail à lesgrenades@rtbf.be.

Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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