Thierry Bellefroid nous parle du dernier volume d’une série qui existe depuis le milieu des années 80 et qui n’a pourtant connu que 14 tomes : Théodore Poussin.
C’est en s’inspirant du journal de son grand-père que Frank Le Gall crée, en 1984, dans les pages du magazine Spirou, le personnage de Théodore Poussin, un homme au crâne en forme d’œuf, portant de grosses lunettes rondes et dépourvu de pilosité. Autant dire qu’il n’a pas un physique d’aventurier. Pourtant, Théodore, employé de bureau d’une compagnie maritime à Dunkerque, va partir vers les mers d’Asie pour vivre la grande aventure. L’action prend place à la fin des années 1920 et au début 1930, dans une période où cette région située entre Singapour et Saïgon permet toutes les évasions imaginaires. Près de quarante ans après sa création, le personnage a bien changé. Le ton, volontairement naïf à ses débuts, plus volontiers littéraire ensuite, s’est considérablement durci. En témoigne ce quatorzième volume, qu’il convient de lire avec le précédent pour bien en comprendre tous les tenants et aboutissants.
Bien sûr, vous goûterez davantage le sel de cet album si vous avez lu les treize précédents. Chacun d’entre eux participe à la composition d’ensemble qui permet de mieux comprendre les personnages et les raisons de leurs actes. Si vous le faites, vous pourrez en outre voir combien le style graphique de Franck Le Gall a évolué au fil des décennies, perdant les codes du dessin humoristique de l’école Spirou : - les gros nez, la rondeur absolue des personnages, les aplats de couleur simples -, au profit d’un dessin plus anguleux, volontiers mystérieux dans certaines scènes et faisant de plus en plus appel au clair-obscur. Ce quatorzième album est à la fois une course-poursuite dans la forêt impénétrable et un livre philosophique abordant des questions aussi graves que la légitimation de la vengeance, la résilience, la filiation, le renoncement et le prix de l’orgueil.
Quatorze albums après sa création, la série Théodore Poussin reste un fleuron de la bande dessinée d’aventure et plus encore, un exemple unique de création personnelle. Seul à la barre, Frank Le Gall a su donner une ampleur magistrale, un souffle réellement épique, aux aventures de son anti-héros, plutôt taillé pour la vie de bureau que pour les expéditions punitives à la tête d’une bande de pirates ou pour la fuite dans la jungle en compagnie d’une trafiquante d’armes. Ce n’est pas Corto Maltese, mais il y a quelque chose de Pratt dans la manière dont a évolué la série. Sans parler du dessin de Le Gall, qui est d’une beauté parfois proche de la perfection, aussi à l’aise avec les codes d’Hergé qu’avec ceux d’un Américain comme Milton Caniff. Du grand art, quoi. Aro Satoe, c’est le nom de ce quatorzième Théodore Poussin, c’est paru chez Dupuis.