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Bertrand Piccard : "Si l’Homme veut sauver la Terre, il doit changer de modèle"

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Par Adrien Joveneau & Dirk Vanoverbeke via

Après quelques heures de TGV Bruxelles-France, l’équipe de Grandeur Nature a rencontré Bertrand Piccard chez lui à Lausanne, dans les vignobles de Lavau qui surplombent le lac Leman. Psychiatre, explorateur, pilote de ballon, prototype du " savanturier ", il plaide pour un basculement complet de nos comportements pour sauver la planète Terre.

 


Bertrand Piccard est né 1er mars 1958 à Lausanne où il vit aujourd’hui, sur les hauteurs du lac Leman. Fils de l’océanographe Jacques Piccard, petit-fils du physicien Auguste Piccard. Il a effectué des études de médecine psychiatrique, tout en devenant un pionnier du vol libre et de l’ULM en Europe. Il pratique le parapente, réalise des vols en montgolfière et est sacré champion d’Europe de voltige en deltaplane en 1985. Il effectue, après deux échecs, le premier tour du monde en ballon en 1999 et réalise le premier tour du monde à bord du " Solar Impulse ", le premier avion solaire de l’histoire. Cet avion " propre " réalise cet exploit entre mars 2015 et juillet 2016. Depuis 2012, il est " Champion de la Terre ", un projet des Nations-Unies récompense des leaders environnementaux exceptionnels. Et a fondé et préside la Fondation " Solar Impulse " qui rassemble les acteurs économiques des technologies renouvelables et du développement durable.


 

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Entretien avec Bertrand Piccard

L’aile delta, la montgolfière, l’avion solaire : vous aimez les sensations fortes…

" C’est votre compatriote, le regretté Wim Verstraeten – le premier Belge à avoir traversé la Manche en ballon – qui m’a introduit dans l’univers des montgolfières. A l’époque, je pratiquais l’aile Delta. Il y a 30 ans, Wim m’a invité à traverser l’Atlantique avec lui comme copilote. C’était la première course transatlantique en ballon. Nous l’avons remportée. C’est à partir de cette expérience que j’ai lancé le projet " Breitling Orbiter ", le ballon qui allait voler le plus longtemps dans l’Histoire. Et puis ce fut l’aventure de " Solar Impulse ", cet avion solaire capable de voler de jour et de nuit sans carburant.

Adrien Joveneau, animateur de l’émission, interrompt l’explorateur. Dans le ciel, un avion griffe la couverture de brume qui masque les sommets enneigés qui encerclent le lac Leman : " Celui-là, ce n’est pas l’avion de vos rêves, Bertrand Piccard ? "

" Non, c’est encore un avion de la vieille école, avec un moteur à pistons. Qui consomme des carburants de plus en plus chers et polluants. Aujourd’hui, il faut procéder à cette transition énergétique. Elle doit moderniser les systèmes et les infrastructures.

Cette émission est réalisée dans le cadre de l‘opération " Planète. Comprendre et Agir " menée par la RTBF. Quand on vous lit et qu’on vous écoute, on se dit : " Ce n’est pas encore foutu "…

" Ce n’est jamais complètement foutu. Dans les heures les plus sombres de l’Humanité, on a compris que cela valait la peine de continuer à se battre, de continuer à y croire. Les choses vont globalement mieux aujourd’hui qu’à d’autres moments de l’Histoire. C’est vrai : au niveau climatique, c’est catastrophique. C’est encore vrai : une guerre abominable se déroule en Ukraine. Mais l’être humain dispose de cette capacité de trouver des solutions, d’être résilient, de tirer les leçons des crises qu’il traverse. En se confinant dans les problèmes, on crée de la dépression. En démontrant la possibilité de solutions, on crée de l’espoir. Et de l’action, surtout.

Dans votre dernier ouvrage " Réaliste. Soyons logiques autant qu’écologiques ", vous revenez sur vos racines en évoquant, notamment, votre maman. C’est à elle que vous devez vos premières découvertes de la nature ?

Ma maman était militante féministe au sein d’Arcadie ", un mouvement œuvrant pour la protection de l’environnement. C’était les années’70. A l’époque, s’était créé un élan de personnes bien intentionnées qui rêvaient de former une immense communauté qui se battrait pour la protection de l’environnement. Mais ce rêve n’a pas été réalisé : le mouvement est resté très confidentiel, Quelques ONG ont été créées, il y a eu Greenpeace, le club de Rome. Mais ces rares initiatives n’ont pas changé le monde. Mon père a tenté, lui aussi, avec ses sous-marins, d’alerter l’opinion sur la pollution des lacs et des océans. Mais la pollution n’a pas cessé, les émissions de CO2 ont continué à augmenter… Je me suis dit qu’il fallait utiliser d’autres outils que ces appels au bon sens, à la compassion, à l’unité. Les décideurs ne réagissent pas. Ils ne le font que si la protection de l’environnement crée des emplois, stimule le développement économique. Le but pour moi, c’est d’obtenir des résultats, quelle que soit l’idéologie.

" Soyons logiques " souligne le titre de votre livre…

Il est tellement logique, en effet, de protéger l’environnement. C’est lui qui nous fait vivre. En le protégeant, nous protégeons l’Humanité. Nous nous protégeons nous-mêmes.

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Lors de vos tours du monde en ballon ou en avion solaire, aviez-vous le sentiment de tutoyer les anges ?

Contrairement à ce que l’on croit, le ciel commence par terre, sous nos semelles. On peut aussi rencontrer les anges sur terre. C’est la synchronicité : lorsque des événements qui, a priori, n’ont rien à voir les uns avec les autres, se manifestent en même temps, ils font sens. Comme si quelque chose s’organisait au-dessus de nous, une espèce de transcendance. Ce sont des moments magiques !

Vos racines paternelles nous font remonter à votre grand-père Auguste, inventeur du bathyscaphe qui inspira Hergé puisqu’il en fit le professeur Tournesol…

Hergé était encore un parfait inconnu à l’époque et il n’a pas osé rencontrer mon grand-père. C’est par admiration qu’il l’a utilisé comme archétype du savant en créant Tryphon Tournesol.

" Mon grand-père a servi de modèle au personnage de Tournesol " Bertrand Piccard

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Votre papa, Jacques, a créé en 1972 le premier institut européen d’écologie. La pomme, décidément, ne tombe jamais loin de l’arbre.

C’est vrai. J’ai été inspiré par les composantes environnementales des actions de mon père et de mon grand-père. Quand mon grand-père est monté dans la stratosphère, il avait pour objectif de montrer que l’on pouvait voler bien au-dessus du mauvais temps, dans de l’air raréfié. Donc moins dense, ce qui diminuerait la consommation de carburant des avions. Et puis quand mon père est descendu avec mon grand-père dans le bathyscaphe qu’il avait construit, il voulait chercher des traces de vie à une époque où les gouvernements voulaient se débarrasser des déchets radioactifs en les jetant dans les fosses marines. Lorsqu’il a découvert un poisson nageant à 11.000 mètres de fond, il a démontré que la vie était partout et ne pouvait donc être détruite en jetant des déchets radioactifs dans les profondeurs sous-marines.

Vous avez vécu pendant quelques années en Floride avec votre famille…

Oui, mon père avait construit un sous-marin de moyenne profondeur, un mésoscaphe, à la demande d’une société américaine qui ouvrait un département de recherche océanographique pour explorer le Gulf Stream. Un projet magnifique parce que ce courant marin est fondamental pour la climatologie de l’Hémisphère nord. Mon père, accompagné par cinq membres d’équipage, s’est laissé dériver le long de la côte est américaine, entre la Floride et la Nouvelle Ecosse, en établissant des milliers de mesures et d’observations. Une semaine après son départ pour cette étude du Gulf Stream, j’étais invité par la Nasa pour assister au décollage d’Apollo XI. Ce mois de juillet 1969 aura été déterminant pour moi. Je me suis dit ces jours-là : Voilà la vie que je veux : explorer des endroits où personne n’est jamais allé, réussir des défis que personne n’a encore relevés. Tous ces modèles que j’ai croisés à cette époque m’ont fortement stimulé : les astronautes que j’ai rencontrés, Jacques Mayol, l’extraordinaire plongeur en apnée incarné dans le film " Le Grand Bleu " de Luc Besson, Charles Lindbergh avec lequel je me suis entretenu à Cap Kennedy.

" L’écrasante majorité des gens n’aiment pas l’inconnu " Bertrand Piccard

Je croyais alors qu’il était normal d’explorer le monde, de se remettre en question, d’oser aller vers l’inconnu. Là, je me suis aperçu que non, que ceux qui se livraient à ces exercices étaient complètement atypiques. Et que l’écrasante majorité des gens n’aiment pas l’inconnu, répugnent à sortir de leur zone de confort. J’avais 12 ou 13 ans et cette découverte fut une cruelle déception pour moi. Mais j’ai eu ce privilège incroyable de côtoyer ces gens-là, immortalisés au cinéma dans " L’étoffe des Héros ".

Vous avez identifié un millier de solutions propres et rentables pour faire face à la crise environnementale. Parmi elles, 151 viennent de Suisse et… 68 de Belgique !

Absolument ! Parmi toutes ces trouvailles, beaucoup reposent sur le bon sens ingénieux. Les 1350 solutions labellisées aujourd’hui existent et sont disponibles. Nous disposons de quelque 400 experts qui étudient les dossiers des candidats et définissent le respect de trois critères : les solutions doivent exister à l’heure actuelle, elles doivent protéger l’environnement et être économiquement rentables.

Vous vous projetez, à travers vos réalisations, dans le futur. Et, en même temps, vous insistez sur l’importance de vivre le moment présent.

Oui, on est toujours en dehors de nous-mêmes, à force de se tendre vers des objectifs. Et on oublie de vivre le moment présent. Ma mère m’a montré l’importance du versant spirituel de l’existence : tendre vers plus de sagesse, de bonté, de conscience.

En 1997, votre première tentative de tour du monde en ballon se solde par un échec. Comment le surmontez-vous ?

J’étais ridiculisé. J’avais annoncé un voyage de trois semaines et après six heures de vol, je flottais en Méditerranée à bord d’un ballon qui avait dysfonctionné. Ma fille craignait le retour à l’école de peur d’être raillée par ses condisciples. Je lui ai dit : " C’est normal si les gens se moquent. " Il ne faut pas craindre l’échec, sous peine de ne rien faire. Il y a tant de gens qui craignent de changer de travail, de déménager, de se marier, de divorcer, d’avoir des enfants, d’apprendre de nouvelles langues, parce qu’ils ont peur de ne pas réussir. Mais il y a plus de chances de réussir si l’on essaie qu’en restant au bord du chemin.

Vous êtes devenu un apôtre de la croissance qualitative. Késako ?

C’est une réconciliation de l’économie et de l’écologie qui permet de créer des emplois, de développer l’économie, tout en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. L’écologie ne peut devenir l’ennemie du monde industriel. Il faut prouver au contraire qu’elle peut être la force motrice de l’économie.

" L’écologie n’est pas l’ennemie de l’industrie " Bertrand Piccard

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Pierre Rabbi prônait la sobriété heureuse. D’accord avec lui ?

La sobriété est un instrument à double tranchant. Demander à des gens qui sont modestes, voire démunis, qui peinent à boucler les fins de mois, de devenir sobres, c’est presque insultant à leur égard. Moi, je préfère promouvoir l’efficience technique, à savoir permettre à des gens très modestes de posséder une maison bien isolée, un chauffage efficient, une consommation locale. Tous ces leviers leur permettent d’économiser de l’argent et d’arrêter de dépenser pour des ressources gaspillées. C’est pour cela que le monde va si mal, c’est parce que l’on gaspille ; 75% de l’énergie produite est gaspillée. 95% des déchets alimentaires sont gaspillés plutôt que recyclés en économie circulaire. Commençons par être efficients avant de demander aux gens de faire des sacrifices.

Vous citez dans votre dernier livre un exemple très concret pour illustrer l’économie circulaire, celui du Mont Blanc…

Dans ce tunnel se croisent les camions transportant l’eau italienne de San Pellegrino qui se rendent en France et ceux qui acheminent l’eau française de Perrier qui vont en Italie. C’est d’autant plus aberrant que ces deux marques appartiennent à la même firme. Si chacun consommait sa propre eau, cela n’empoisonnerait pas toute la vallée de Chamonix !

Vous vous méfiez des clivages gauche droite, patrons-salariés, riches-pauvres ?

Oui, il y a des gens merveilleux et des ordures dans toutes les classes sociales. Ce n’est pas la richesse ou la pauvreté qui détermine l’honnêteté. Il est trop simpliste de pointer le doigt vers les industriels en les accusant de pollueurs. Dans le domaine écologique, je suis convaincu que beaucoup de solutions viendront des chefs d’entreprises confrontés aux réalités économiques, politiques et environnementales. Il n’est pas évident de changer un modèle industriel en un claquement de doigts. Mais beaucoup de changements sont entrepris par les chefs d’entreprise, grâce à leurs nouvelles technologies, la création de nouveaux produits…

Vous avez aussi rencontré le Pape ?

Dans sa dernière encyclique, il affirmait qu’il était temps d’entrer dans une nouvelle période de décroissance, d’être plus respectueux de l’environnement, de montrer aussi plus de compassion à l’égard de ses semblables… Une philosophie magnifique, mais qui ne touche que ceux qui sont capables de la comprendre : ceux qui ne polluent pas, ceux qui font déjà preuve de sagesse. Je voulais aborder avec lui l’attitude à adopter à l’égard de ceux qui sont incapables de protéger la nature par compassion, d’éprouver de l’empathie pour leurs semblables, les égoïstes, les psychopathes, les destructeurs de la nature par intérêt personnel. La spiritualité ne consiste pas à se mettre en retrait du monde mais à lui trouver un sens. Elle ne suffit pas à sauver le monde. La nature humaine est souvent très égoïste, très court-termiste. Je cible surtout, dans mon combat, ceux qui ne protègent pas l’environnement parce qu’ils s’en moquent, qu’ils sont obsédés par leur intérêt personnel. J’aimerais leur démontrer qu’ils pourraient mieux servir leurs intérêts en protégeant l’environnement. La protection de l’environnement ne signifie pas la décroissance économique : la création d’emplois dans de nouvelles opportunités industrielles permettra de moderniser toutes les infrastructures, la mobilité, la construction, la consommation d’énergie. Ce qui permettra de développer l’économie tout en protégeant l’environnement.

Vous êtes un homme libre ?

On n’est jamais vraiment libre de tout faire mais on peut être libre de tout penser. De réussir à se remettre profondément en question pour essayer d’envisager l’inverse de ce qu’on a toujours fait, l’inverse de ce qu’on a appris.

C’est cela la disruption. Si l’on veut être créatif, c’est la seule manière de fonctionner. Quand l’industrie aéronautique a refusé de construire " Solar Impulse ", en affirmant qu’il était impossible de faire voler un avion avec l’énergie solaire, parce que le soleil ne produisait pas assez d’énergie.

Dons, si le soleil n’y parvient pas avec un avion normal, il faut concevoir un avion anormal. On a donc travaillé sur l’efficience énergétique de l’avion pour qu’il puisse se contenter de l’énergie qu’il recevait du soleil. Au lieu de " Produire toujours plus ", on choisit de " Consommer toujours moins ". Il faut changer de modèle, de paradigme. D’urgence.

 

Propos recueillis par Adrien Joveneau et Dirk Vanoverbeke.

Une rencontre à écouter en replay sur RTBF Auvio et sur Apple Podcast !

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