Le président brésilien Jaïr Bolsonaro devrait être inculpé pour sa gestion catastrophique de l’épidémie de coronavirus. C’est la conclusion de la Commission d’enquête parlementaire (CPI) du Sénat brésilien qui livre son rapport ce mercredi. La commission retient dix chefs d’inculpation possibles contre le chef de l’Etat, dont celui de "crime contre l’humanité".
Si des critiques politiques ont été émises dans tous les pays démocratiques sur la gestion de la crise sanitaire, il est inhabituel qu’un parlement appelle à des poursuites judiciaires contre le chef de l’Etat en exercice. En Grande-Bretagne, un rapport parlementaire publié la semaine passée affirme que le gouvernement britannique a commis de "grosses erreurs", sans demander pour autant des inculpations.
La population délibérément exposée
Le Covid-19 a fait plus de 600.000 morts au Brésil, où le président a minimisé depuis le premier jour la dangerosité de la maladie. Selon le rapport, le gouvernement, par son inaction, a volontairement soumis la population au risque d’infection au Covid-19. Il accuse le président de "charlatanisme" et "prévarication".
"Nous ne sommes coupables d'absolument rien", a réagi Jaïr Bolsonaro, alors que le rapporteur exposait encore les conclusions du rapport.
"Cette Commission parlementaire a recueilli des preuves qui montrent que le gouvernement fédéral a agi avec lenteur dans le combat contre la pandémie de coronavirus, exposant délibérément la population à un risque réel d’infection de masse", peut-on lire dans le rapport publié par la presse et présenté au Sénat.
Six mois de travaux télévisés
La Commission d’enquête a mené des auditions durant six mois. Elle a entendu des témoignages émouvants, des révélations choquantes et même dû demander l’arrestation d’un témoin pour parjure. Ce grand déballage a été diffusé en direct à la télévision.
Le rapport indique que le président brésilien était guidé par "une croyance infondée dans la théorie de l’immunité collective et dans l’existence d’un traitement". Malgré la catastrophe sanitaire en cours dans son pays, Jaïr Bolsonaro a minimisé gravité du Covid, qualifié "grippette". Il a constamment combattu les mesures de confinement, en prônant une pleine reprise de l’activité économique.
Les accusations mentionnées dans le rapport portent entre autres sur la pénurie d’oxygène, l’achat tardif de vaccins, des soupçons de corruption et des traitements expérimentaux administrés à des patients sans leur consentement.
Pénurie d’oxygène
En janvier, l’oxygène a fait cruellement défaut dans les hôpitaux de Manaus, en Amazonie. Des familles en détresse achetaient des bonbonnes à prix d’or sur le marché noir, mais des dizaines de patients sont morts asphyxiés.
Le ministre de la Santé de l’époque, Eduardo Pazuello, est accusé d’avoir réagi trop tard. Il a affirmé devant la CPI ne pas avoir été averti à temps de la pénurie. Le gouvernement a assuré avoir mis à disposition de l’Amazonas le budget nécessaire pour faire face à la pandémie.
"Ce n’est pas l’argent qui a manqué, c’est l’oxygène. A cause de problèmes logistiques, de l’incompétence du gouvernement fédéral, des autorités locales et de beaucoup d’autres personnes", estime le président de la CPI, Omar Aziz.
Achat tardif de vaccins
Carlos Murillo, patron de Pfizer Amérique Latine, a révélé à la CPI que le gouvernement Bolsonaro avait ignoré au moins trois offres de 70 millions de doses de vaccins en août 2020. Si elles avaient été achetées à ce moment-là, la campagne d’immunisation aurait pu débuter dès décembre, comme dans la plupart des pays européens.
Mais elle n’a commencé qu’à la mi-janvier, au compte-gouttes, avec le vaccin chinois Coronavac, pourtant décrié par Jair Bolsonaro, et celui d’AstraZeneca. Les premières doses de Pfizer ne sont arrivées qu’en avril.
Le rapport estime que 95.000 personnes ont perdu la vie à cause de ce retard.
Soupçons de corruption
La CPI a enquêté sur des irrégularités dans l’achat par le ministère de la Santé du vaccin indien Covaxin. Un haut fonctionnaire du ministère a fait état de pressions pour approuver l’achat de doses du Covaxin qu’il jugeait surfacturées.
Ce fonctionnaire et son frère, le député Luis Miranda, ont fait part personnellement à Jair Bolsonaro de leurs soupçons, mais aucune mesure n’aurait été prise par le président. Le parquet brésilien a déjà ouvert une enquête contre le chef de l’Etat pour "prévarication".
Patients cobayes
La CPI a enquêté également sur les relations entre le gouvernement et des mutuelles de santé privées, et en particulier Prevent Senior, qui gère une dizaine d’hôpitaux à Sao Paulo.
Prevent Senior est soupçonnée d’avoir mené à l’insu de ses patients des expériences avec un "Kit Covid" contenant entre autres de l’hydroxychloroquine, et d’avoir fait pression sur ses médecins pour les prescrire à des "cobayes humains". Elle aurait maquillé les statistiques de l’expérience, rapportant deux décès liés au Covid-19 au lieu de neuf.
La CPI soupçonne des liens de l’entreprise avec un "cabinet parallèle" du gouvernement Bolsonaro qui tentait d’imposer les "traitements précoces" pour éviter de devoir prendre des mesures de restrictions de l’activité économique.
Ses fils également visés
Le président n’est pas le seul mis en cause par la commission. Elle demande l’inculpation de quatre ministres et deux ex-ministres. Les trois fils aînés du président sont aussi visés, pour la diffusion de fausses informations. "Ce rapport est un instrument de vengeance contre Bolsonaro et sa famille", a réagi l’aîné de la fratrie, le sénateur Flavio Bolsonaro.
Le rapport doit être voté la semaine prochaine par le Sénat et pourrait encore faire l’objet d’un veto ou être modifié. Il sera envoyé ensuite aux organes compétents : le parquet et la Cour des comptes. Il pourrait aussi être transmis à la Cour pénale internationale, où d’autres plaintes ont déjà été déposées contre Jaïr Bolsonaro.
Une "mascarade", selon Bolsonaro
Le président n’a cessé de critiquer le travail de la commission : pour lui, tout ceci n’est qu’une "mascarade". Il n’a pas grand-chose à craindre dans l’immédiat. Toute inculpation contre lui devrait être approuvée par le procureur général, qui est un allié du président. De même, une procédure en destitution doit passer par le président de la Chambre, Arthur Lira, qui est également un proche du chef de l'Etat.
En revanche, le rapport peut avoir un impact politique important. Il risque d’éroder encore la cote de popularité de Jaïr Bolsonaro, qui est déjà au plus bas. A un an de la présidentielle, les sondages le donnent perdant face à son rival de gauche Luiz Inacio Lula da Silva.