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Brésil : une tentative de putsch qui révèle la fracture entre l’armée et le pouvoir

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Par Paul Verdeau

Presque deux ans jour pour jour après l’invasion du Capitole à Washington, le monde a assisté ce 8 janvier à des images similaires au Brésil : des centaines de partisans de l’ex-président Jair Bolsonaro réunis à Brasilia, pour contester le résultat de l’élection et occuper un lieu de pouvoir, la place des Trois Pouvoirs, où se trouvent le Congrès, la cour de Justice et le palais présidentiel.

Vêtus pour beaucoup du maillot de l’équipe de football du Brésil (dont plusieurs joueurs se sont affichés bolsonaristes), les manifestants ont aussi envahi le Congrès, détruisant plusieurs objets, dont les armoiries de la République et le buste de Rui Barbosa, écrivain et figure du socialisme au Brésil.

Des images similaires, à un détail près : l’attitude de l’armée présente sur place, qui, à Brasilia, a fait preuve d’une certaine passivité. Plus qu’un laisser-faire : une protection, vis-à-vis de la police, explique Rodrigo Nabuco de Araujo, maître de conférences en civilisation d’Amérique latine à l’Université de Reims. "L’armée s’est interposée à la police avec des soldats pour empêcher la police de déloger ces vandales, les a protégés avec ses armes en disant qu’ils se trouvaient sur une zone militaire", raconte-t-il.

 

Sous le maillot auriverde, le treillis ?

Il faut dire que les liens entre l’armée et les golpistas, les putschistes en portugais, sont bien réels. Des liens familiaux, tout d’abord : "Certains militaires localisés à Brasilia avaient des membres de leur famille dans les campements" autour de la place, note Rodrigo Nabuco. Certains manifestants sont aussi d’anciens militaires eux-mêmes, qui ont été protégés par leurs confrères.

Et puis, il y a les "affinités idéologiques" entre l’armée et ceux qui souhaitent qu’elle intervienne dans le résultat de l’élection. "Politiquement, [les militaires] soutenaient ce qui était en train de se passer", affirme le professeur. "Ils soutiennent l’idée qu’il y a une érosion de la civilisation brésilienne. Il y a cette crainte de perte d’identité, de l’arrivée au pouvoir d’hommes politiques assimilés à des ennemis intérieurs." Comme Lula, ancien président mais qui n’a pas perdu son image de syndicaliste contestataire du pouvoir pour certains. "Il y avait une connivence, une complicité, voire une certaine fierté à être sur place", parmi les militaires, conclut Rodrigo Nabuco de Araujo.

Dans les hautes sphères de l’armée, les liens entre l’état-major et Bolsonaro ne sont un secret pour personne. "Bolsonaro a cultivé des liens très étroits avec l’armée brésilienne en plaçant des militaires importants à des postes clés du gouvernement, estime Rafael Ioris, professeur d’histoire moderne latino-américaine à l’université de Denver, dans un entretien à The Conversation. Des généraux de la marine et de l’armée de l’air ont soutenu les manifestations. Je pense qu’on peut affirmer que des branches de l’armée ont encouragé ce qui s’est passé."

Pourtant, ce dimanche, le Brésil n’a pas vécu un coup d’Etat, comme en 1964 : Lula n’a pas été destitué par l’armée. Pas de tanks dans les rues, pas de soldats qui patrouillent et verrouillent le terrain. Alors, que s’est-il passé ? "Lula n’a pas sollicité les forces armées, note Rodrigo Nabuco de Araujo. L’armée n’est pas descendue, elle a simplement montré qu’elle était prête à défendre ces manifestants. Si Lula avait actionné un GLO [Garantia da Lei e da Ordem, un décret présidentiel qui autorise l’armée à intervenir, ndlr] on ne sait pas ce qui se serait passé. Peut-être que les militaires n’attendaient que ça."

"Arrêter 1200 personnes, c’est spectaculaire, mais ensuite ?"

En laissant la manifestation déborder et les militaires protéger les golpistas, Lula avait d’ailleurs peut-être tout calculé : "il a peut-être laissé faire à dessein pour savoir mieux qui était impliqué, pour ne pas les mobiliser, pour ne pas être obligé de s’attaquer à l’armée", affirme le professeur. Il a toutefois montré l’étendue de la fracture, à la fois entre l’armée et la police, mais aussi entre deux faces du Brésil : celle qui défend la démocratie et celle qui soutient Bolsonaro coûte que coûte.

Car même si le coup d’Etat a été évité, il reste beaucoup de questions. 1200 personnes ont été arrêtées et vont être incarcérées pour destruction de bien public en flagrant délit. Mais ensuite ? Trouver les commanditaires ? "Il semble assez clair que même si on incarcère toutes ces 1200 personnes et qu’on arrive à savoir qui a payé les nuits d’hôtels, les bus, les vivres, il n’y a pas que 1200 personnes concernées, rappelle Rodrigo Nabuco de Araujo. C’est spectaculaire, mais Lula va-t-il aller au-delà ? Va-t-il mettre les généraux 4 étoiles face à leurs responsabilités, va-t-il aller jusqu’à menacer l’édifice militaire sur lequel reposait le gouvernement Bolsonaro ?"

Face à lui, 49,1% des Brésiliens ont voté pour Bolsonaro et croient toujours en son projet. "Le Brésil est à la croisée des chemins", estime Rafael Ioris dans The Conversation. "Le mandat de Bolsonaro a fait reculer le pays sur le terrain de la démocratie […] et pourtant, près de la moitié des Brésiliens ont voté pour lui. La solution viendra de la manière dont Lula saura s’adresser à la partie anti-démocratique de l’armée."

Le président fraîchement investi a du pain sur la planche. "La tentative de putsch pose un frein au fonctionnement du nouveau gouvernement et de la démocratie", regrette Rodrigo Nabuco de Araujo. "C’est l’apogée d’une série de manifestations. Après l’apogée, il y aura peut-être le déclin ? Il faut attendre de voir ce qui va se passer."

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