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Catherine Graindorge & Iggy Pop : Ambiance, ambient !

Rencontre au sommet entre Iggy Pop et la violoniste Catherine Graindorge

© Matteo Robert Morales

Par Nicolas Alsteen et Bernard Dobbeleer via

Exploratrice des sons, compositrice de musiques pour le cinéma, la violoniste Catherine Graindorge cultive un don pour susciter les rencontres inouïes. Dans le genre, sa récente collaboration avec Iggy Pop est un cas d'école. En un disque, l'artiste belge et l'icône du punk s'invitent à la jonction de l'ambient et du post-rock pour y orchestrer une bande-son captivante et un peu flippante. Totalement raccord avec l'état de santé d'un monde en alerte rouge.

Les coups du sort font parfois bien les choses. Arrivée à l'académie pour apprendre la guitare, Catherine Graindorge s'est retrouvée avec un violon entre les mains. "Le jour des inscriptions, il n'y avait plus de place disponible dans la section guitare", retrace-t-elle sous un soleil de fin d'été. "C'est comme ça, par la force des choses, que j'ai bifurqué vers le violon." C'est un fait : la Bruxelloise n'emprunte jamais les voies directes ni les parcours fléchés. À choisir, Catherine Graindorge se laisse plutôt pousser par le vent et ses intuitions. À raison. En moins de dix ans, sa carrière solo a délivré trois albums hors-formats : des disques imaginés à la pointe de l'archet, mais perforés d'inspirations électroniques, avant-gardistes ou post-rock. Violon au bout des doigts, la musicienne détricote les convenances avec une extrême sophistication. "Les gens me voient souvent comme une violoniste classique. Pourtant, dans mon univers, les pédales d'effets jouent un rôle essentiel, aussi important que mon instrument." Cette façon d'appréhender la création est d'ailleurs à l'origine d'incroyables collaborations. Nick Cave, Mark Lanegan, Hugo Race ou Détroit, le groupe de Pascal Humbert et Bertrand Cantat, ont notamment bénéficié du savoir-faire de l'artiste belge qui, aujourd'hui, s'offre une virée de prestige au bras d'Iggy Pop, parrain du punk et légende vivante du rock.

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London Calling

D'un point de vue cartésien, ce coworking musical interpelle forcément... Pourquoi la voix des Stooges va-t-elle s'associer avec une personnalité aussi réservée et confidentielle que Catherine Graindorge ? Pour entrevoir la genèse de cette incroyable collaboration, il convient de suivre la violoniste à la trace. En 2020, elle signe un deal avec le label Glitterbeat. Réputé pour ses musiques venues d'autres continents, ce label allemand trace un sillon singulier, à la croisée des mondes. Du Mali au Brésil en passant par la Turquie et l'Albanie, la maison de disques met en lumière des artistes comme Altın Gün, Bombino, Tamikrest, Yonatan Gat ou YĪN YĪN. "Un jour, Glitterbeat a eu la possibilité de rééditer une collaboration entre Jon Hassell et Brian Eno", détaille Catherine Graindorge. "À partir de là, une sous-structure baptisée Tak:til est créée pour se consacrer à un volet plus expérimental." La Bruxelloise, qui vient d'enregistrer un album avec le producteur John Parish (Parquet Courts, Aldous Harding, PJ Harvey), trouve alors un port d'attache en phase avec ses idéaux musicaux. "Glitterbeat est une structure dont les sorties bénéficient d'une belle visibilité dans les médias, notamment en Angleterre." Les morceaux de Catherine Graindorge se faufilent ainsi jusqu'à Londres et, notamment, dans les couloirs de la BBC. Où officie un certain Iggy Pop. Chaque dimanche soir, l'Iguane se métamorphose en présentateur radio sur la station BBC Radio 6 Music...

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En virée chez Iggy

Intercepté par JAM., chez lui, à Miami, Iggy Pop se pose tranquillement dans un divan pour expliquer son rapport à la radio. "C’est amusant de voir comment les mecs un peu âgés comme moi font quand on leur propose ce genre d'émission", dit-il en souriant. "En règle générale, ils fouillent dans leur vieille collection de disques pendant un an. Et puis, ils arrêtent pour partir en tournée... Je sais de quoi je parle : j’ai fait pareil ! Je passais du Neil Young ou des trucs de Link Wray. Mais à un moment, j’ai songé à pérenniser mon émission. C'est comme ça que j’ai décidé de me consacrer à la musique actuelle. À partir de là, j’ai commencé à écouter des tas de choses. Un des premiers genres qui m’a semblé pertinent pour mon émission, c'était le punk. Le plus sale et crasseux possible. Ensuite, je me suis intéressé au jazz, à des trucs détendus, mais jamais chiants. Et enfin, je me suis penché sur les musiques expérimentales. Je me suis mis à éplucher les productions d'Ewan Merrett, de Noveller ou de Stockhausen." En novembre 2021, Iggy Pop diffuse deux morceaux de Catherine Graindorge dans son émission. "C'était totalement inattendu", commente-t-elle. "Quand j'ai réalisé que tout ceci était bien réel, j'ai envoyé un petit e-mail de remerciement au producteur de l'émission." Sur le ton de la plaisanterie, la violoniste en profite pour suggérer une collaboration avec Iggy Pop. La belle histoire aurait dû s'arrêter là... Quelques jours plus tard, pourtant, un petit message illumine l'écran de GSM de la musicienne :  "Hello Catherine, I would love to make a track. Iggy."

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Un prophète

Bien motivée par la proposition décente du vieil Iguane, Catherine Graindorge s'empresse de composer une démo. "Dans mon esprit, le scénario d'un duo semblait encore assez invraisemblable... Mais il fallait battre le fer tant qu'il était chaud. Si cette opportunité avait une chance d'aboutir, je devais la saisir." Ficelée dans son petit studio saint-gillois, la création instrumentale de la violoniste voyage par voie électronique jusqu'à Miami. Là-bas, Iggy Pop s'enthousiasme. Le morceau proposé lui secoue les neurones et réveille un souvenir d’enfance : un conte de princesse que lui lisait autrefois son père. "Je le sentais extrêmement touché et sincère", commente Catherine Graindorge. "Toutefois, j'étais embarrassée. Car cette histoire de princesse ne me parlait pas plus que ça..." Pour éviter l'écueil du conte de fées, la Bruxelloise enregistre instantanément un autre titre, "plus intense et bien plus rock que le précédent." Cette fois, la proposition entrouvre les portes de la perception. À son écoute, Iggy Pop sort sa boule de cristal et déclame de terribles présages. La voix grave, hantée comme jamais, il rassemble ses tourments et expose sa plus grande angoisse : voir l'humanité péricliter à cause des délires despotiques d'une poignée de dictateurs. "Iggy m'a envoyé cette version deux mois avant les premières frappes russes sur l'Ukraine. Avec du recul, je trouve ça totalement hallucinant..."

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Assagi, mais pas apaisé

Baptisé "The Dictator", le morceau créé à distance par le duo donne aujourd'hui son nom à un vrai disque. "Nous avons encore ajouté deux titres et un instrumental." Le E.P. en question est un sommet : un pic artistique observable de Bruxelles à Miami. Pour la musicienne belge, il s'agit assurément d'un accomplissement. Pour le chanteur américain, c'est davantage une sorte d'aboutissement. Assagi, mais certainement pas apaisé, Iggy Pop se met en danger. Avec "The Dictator", il dévoile un autre versant de sa personnalité, plus sombre et méditatif, quasi prophétique. À bien des égards, le timbre éraillé de l'Iguane se confond désormais avec celui de Leonard Cohen, épisode “You Want It Darker”, dernière saison.

Un clip, une rencontre

Après plusieurs appels téléphoniques et de multiples échanges virtuels, le dialogue entamé par Catherine Graindorge et Iggy Pop se prolonge finalement dans le monde réel. De passage en Belgique à l'été 2022 pour assurer un show d'enfer en tête d'affiche du festival Jazz Middelheim, Iggy Pop trouve le temps de retrouver la violoniste dans la banlieue d'Anvers"L'idée, c'était de se voir et de tourner un clip ensemble. J'ai donc trouvé un petit studio, loué du matériel de tournage et constitué une équipe en vue de capturer la rencontre en images", raconte Catherine Graindorge. Sur le coup de midi, une Porsche blanche s'arrête devant l'immeuble. Un manager et son assistant descendent du véhicule, suivis de près par un Iguane bringuebalant, mais détendu. "Parfois, sans pouvoir l'expliquer, on s'entend immédiatement avec une personne. On échange quelques mots. On se comprend, on rigole et tout, dans la relation, semble naturel. C'est exactement ce que j'ai ressenti lors de ma rencontre avec Iggy Pop. Pour moi, le moment est inoubliable." Parfaitement à l’image du disque.

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