Chili : une dynamique pour le changement malgré l'héritage de Pinochet

Devant une affiche contre le candidat José Antonio Kast, à Santiago

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Par W. Fayoumi, avec JF. Herbecq

Le Chili a connu dimanche une élection historique, avec la victoire du candidat des partis de gauche, Gabriel Boric ; une victoire avec 55% des suffrages exprimés, ce qui fait du jeune président le chef d’Eta le mieux élu de l’histoire du pays ; une victoire qui a aussi vu une participation record des électeurs, avec près de 55% des électeurs qui se sont déplacés.

Cette élection représente surtout un véritable tournant dans la politique chilienne. Gabriel Boric succède en effet à l’ultralibéral Sebastian Pinera, un président qui a connu, ces dernières années, l’une des plus graves crises sociales dans le pays, entraînant une contestation sans précédent dans l’histoire chilienne post Pinochet.

L’ombre de ce dictateur, qui a dirigé le Chili d’une main de fer entre 1973 et 1990, a d’ailleurs plané, encore plus que d’habitude, au-dessus des récents mouvements sociaux, mais aussi de la campagne jusqu’au scrutin présidentiel. L’héritage du Caudillo est toujours bien enraciné dans la société chilienne, un héritage qui a jeté les bases constitutionnelles du pays, avec une "Magna Carta", une "Grande Carte" constitutionnelle qui en avait fait, jusqu’à aujourd’hui, l’un des pays les plus dérégulés d’Amérique latine, et dans lequel les inégalités sociales et économiques ont atteint des records parmi les pays de l’OCDE. Ce laboratoire ultralibéral caractérisé par des fortes inégalités, a été à l’origine de l’explosion sociale il y a deux ans ; une explosion qui naît des augmentations des tickets de transports et d’une réforme du système des retraites.

Le scrutin de dimanche aura été une illustration des rapports conflictuels, économiques mais aussi culturels, qu’entretiennent deux Chili : le Chili des élites économiques et celui des classes moyennes ou plus défavorisées.

Le scrutin de dimanche aura été une illustration des rapports conflictuels, économiques mais aussi culturels, qu’entretiennent deux Chili : le Chili des élites économiques et celui des classes moyennes ou plus défavorisées.

L’héritage Pinochet

Pour comprendre ce conflit, qui se joue encore aujourd’hui, il faut remonter à la période dictatoriale.
Le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet renverse Salvador Allende, premier marxiste élu président du Chili en 1970. Encerclé par les putschistes, Allende se suicide dans le palais présidentiel. Pinochet dirige le pays avec une politique brutale pendant 17 ans.

Augusto Pinochet a appliqué les recettes ultralibérales, privatisant la santé, l’éducation et les retraites. Le Chili, premier producteur mondial de cuivre, s’est tourné vers les exportations, devenant dans les années 1980 le pays d’Amérique latine attirant le plus d’investissements étrangers.

Désavoué par un référendum en 1988, Augusto Pinochet cède le pouvoir en 1990 au démocrate-chrétien Patricio Aylwin, démocratiquement élu, mais commande les forces militaires jusqu’en 1998. Il meurt en 2006. Sa patte ultralibérale subsistera cependant, marquant l’histoire récente du pays.

Le dictateur n’a en outre jamais été jugé pour les crimes de son régime, qui a fait plus de 3200 morts et 38 000 torturés.

Parmi ces derniers figure la socialiste Michelle Bachelet. Totalement opposée aux orientations de Pinochet et de ses alliés, socio-démocrate, elle devient la première femme présidente du pays l’année où le dictateur décède. Après un second mandat en 2014, elle prendra la tête du Haut-commissariat aux droits de l’homme de l’ONU.Mais le Chili tangue entre deux tendances. C’est le milliardaire conservateur Sebastian Piñera, déjà président de 2010 à 2014, lui succède en 2018.

Un mouvement social qui polarise

Le modèle hérité de Pinochet, dont les grands principes demeurent, a fait des envieux de par sa réussite financière. Mais, revers de la médaille du "miracle chilien", de très fortes inégalités sont enracinées entre les 19 millions d’habitants, ce qui a déclenché une vague de contestation sociale sans précédent en 2019. Le système chilien de retraites par capitalisation est très critiqué. La santé et l’éducation ont des coûts élevés.

Ce mouvement, qui a fait 34 morts, a abouti à l’organisation d’un référendum sur un changement de Constitution et l’élection d’une Assemblée constituante. Elle est chargée de rédiger une nouvelle Loi fondamentale, qui sera soumise à référendum en 2022.

Mais les tensions politiques subsistent. Pour preuve : difficile de trouver des personnalités plus opposées sur le plan politique ou économique que les deux candidats du second tour de cette élection présidentielle.

Face à Gabriel Boric, José Antonio Kast, avocat de 55 ans, avait refusé durant la campagne d’être catalogué d’extrême droite, malgré ses sympathies affichées pour le président brésilien Jair Bolsonaro, l’ex-président américain Donald Trump et le parti espagnol Vox.

Il ne cache pas non plus son admiration pour la dictature d’Augusto Pinochet. Militant pendant 20 ans au sein du parti ultra-conservateur de l’Union démocratique indépendante (UDI) dont il fut député, il a créé en 2019 le Parti républicain sous l’étendard duquel il se présente pour la seconde fois à la présidentielle. En 2017, il était arrivé en quatrième position, avec 7,93% des suffrages.


"Le Chili est l’une des sociétés les plus conservatrices d’Amérique du Sud, souligne Christophe Ventura, Directeur de recherches à l’Institut de Relations internationales et stratégiques (IRIS). C’est une société qui est largement construite sur une performance d’un modèle économique qui a permis à une élite, la bourgeoisie chilienne, d’être dans les standards européens." Cet héritage structure la société et les rapports économiques dans le pays, et les institutions religieuses y jouent également un rôle central : "Il y a aussi le poids dans la structuration des rapports sociaux de l’Eglise catholique. Ce poids de l’Eglise catholique est très important au Chili, parce que c’est une société dans laquelle les conservatismes ont organisé et légitimé cette inégalité sociale et constitutionnelle".

Dynamique de changement

A cet égard, pour Christophe Ventura, l’élection de dimanche représente un jalon dans l’histoire du pays : "Les choses ont commencé à changer, les mouvements sociaux, le processus constitutionnel, et l’élection de Boris, tout cela montre que, même s’il y a encore un Chili qui reste traditionnel et conservateur avec 44% des voix pour le candidat de l’extrême droite, il y a une forme de polarisation, il y a des nouveaux groupes sociaux qui sont rentrés en scène, la jeunesse, les femmes… Qui vivent des réalités totalement différentes que leurs aînés".

Malgré cette émergence et le score de Gabriel Boric, il y a encore beaucoup d’éléments bloquant un réel changement, estime Christophe Ventura. "Mais la dynamique de Boric, de la gauche et des mouvements qui portent les droits individuels et collectifs dans la société chilienne, cette dynamique est bien du côté du changement aujourd’hui".

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