Dans quel monde on vit

Christine Angot : "L’inceste est le pouvoir ultime du patriarcat"

© Frederic SOULOY / Getty Images

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Par Simon BRUNFAUT

L’écrivaine Christine Angot a remporté le prix Médicis 2021. Elle était au micro de Pascal Claude pour un numéro spécial de "Dans quel Monde on vit". Auteure de plus de 20 livres, elle publie " Voyage dans l’Est " (Flammarion), dans lequel elle revient sur le thème de l’inceste (en 1999, elle avait publié " L’inceste ") en décrivant les mécanismes de l’emprise dans un texte à la fois extrêmement puissant et d’une grande sobriété.

 

A 13 ans, elle rencontre pour la première fois son père : " Pendant 13 ans, je ne le connais pas mais je sais qu’il existe. Je ne désire pas le rencontrer, mais il y a quand même une image qui se construit : j’ai un père que je ne connais pas ".

Elle se souvient :pendant 8 jours, c’est le bonheur. C’est un rêve. " Mais très rapidement, tout va basculer car, après 8 jours, son père l’embrasse sur la bouche. La réaction de l’adolescente est étonnante, car empreinte de distance : " Tiens ça m’arrive à moi çà ", se dit-elle.

Cette distance, elle la conserve dans le roman :Ce n’est pas parce que c’est un roman que c’est "du roman". " Elle manie ainsi les " points de vue ", une notion très importante à ses yeux : " Les points de vue c’est ce qui continue de s’appeler " moi ", mais qui se succèdent. Parfois les points de vue sont justes, parfois pas. "

Face à la situation, c’est la stupeur et l’effroi : " Que puis-je faire, sinon espérer que ça n’aille pas plus loin ? Mais en vérité, je ne peux rien faire. Je continue d’avoir l’espoir de le convaincre d’arrêter. A aucun moment, je ne me dis qu’il ne m’aime pas. Tout ça viendra bien après. "

Les sentiments ne sont pas absents de cette relation, ce qui en fait toute sa complexité :Il y a eu des sentiments. Et il y eut de la manipulation. La manipulation s’appuie sur les sentiments. Les sentiments sont manipulés. "

 

"L’inceste n’est pas une question de pulsion mais de pouvoir."

 

Cette situation terrible perdure. Elle finit par porter plainte à la gendarmerie. Mais on la prévient : il risque d’y avoir un non-lieu : " Je ne peux pas supporter le mot "non-lieu". La justice, c’est l’Etat. C’est censé être au-dessus de mon père. Je ne pouvais pas imaginer que la justice me dise qu’il y avait non-lieu. Que ça n’a pas existé. "

Car les témoignages n’auraient pas manqué, notamment celui de son mari, Claude. Un jour, il entend le père abuser de d’elle. Mais il se tait : " il était impressionné. Mon père incarnait une autorité, une virilité. Et il récupérait peut-être une partie de pouvoir sur moi. "

J’ai compris, dit-elle, que " l’amour ne fait pas disparaître nos petitesses " Comment trouver la force d’écrire dans ces conditions ? " J’ai eu conscience de vouloir écrire à partir du moment où j’ai écrit. C’était un rêve inattendu. J’ai vu que c’était possible. " Et pourtant, ses débuts dans l’écriture, avec ce thème, ne l’enchante pas :Je n’avais pas envie d’écrire ça. Je me disais que c’était glauque. Je ne voulais pas être celle qui écrit ça. Ce n’est pas l’image de l’écrivain que je voulais être. Ça ne correspondait pas à mon rêve et pourtant j’étais contente de l’écrire "

Comble de l’horreur : c’est son père lui-même qui lui recommande d’écrire, qui l’encourage : " C’est une manière de maintenir l’emprise. Quand on parle d’emprise, on parle de le pouvoir. Mais on oublie une dimension fondamentale : le goût du jeu. µ

Le fait d’avoir le pouvoir et d’en jouer, de maîtriser le jeu." " L’inceste est le pouvoir ultime du patriarcat", résume-t-elle. C’est la mise en esclavage d’un enfant. Trop souvent, la dimension sexuelle brouille notre regard sur cette relation : l’inceste n’est pas une question de pulsion mais de pouvoir. "

"Quand on n’a pas vécu quelque chose, il faut se taire."

 

Le thème de l’inceste est de plus en plus abordé frontalement en littérature : dernièrement, le livre de Camille Kouchner ("La Familia grande"), qui décrit le viol de son frère par son beau-père, a fait beaucoup de bruit.

Pourtant, même si on en parle plus, la situation n’a pas vraiment évolué selon elle : "Ceux qui ont vécu l’inceste parlent plus aujourd’hui. Mais qui analyse ? Eux ? Non, ils sont cantonnés au rôle de témoin, au rôle d’informateur. Pourquoi celui qui a été objet ne peut-il pas lui-même analyser ce qu’il a vécu ?

Pourquoi ne peut-il pas donner ses points de vue successifs ? Pourquoi ce sont les autres qui disent ce qu’il faut penser de sa parole ? Le sujet et l’objet sont continuellement séparés dans la parole : il y a celui qui a vécu et celui qui raconte. Je n’accepte pas cette séparation. Il y a peu d’espace dans la vie sociale ou celui qui écoute se tait.

Quand on n’a pas vécu quelque chose, il faut se taire. "

 

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