Guerre en Ukraine

Cibler les civils, encercler une ville, recruter des combattants : l’apport de la guerre en Syrie pour la Russie en Ukraine

Une femme porte son enfant alors qu’ils fuient les combats et les bombardements russes dans la ville d’Irpin, au nord-ouest de Kiev.

© AFP – 7 mars 2022.

La guerre en Syrie a débuté il y a tout juste 11 ans, le 15 mars 2011. Cette guerre civile s’est internationalisée avec les années et dès 2015, la Russie y a joué un rôle majeur en soutenant le président syrien Bachar al-Assad. Selon Didier Leroy, chercheur attaché à l’IRSD (Institut Royal Supérieur de Défense) et à l’ULB, "7 ans de présence militaire russe en Syrie ont déterminé l’issue de la guerre en Syrie d’une part et ont fourni un entraînement de la meilleure qualité aux forces armées russes. Être en opération constitue bien entendu la meilleure forme d’entraînement que l’on puisse envisager".

Les troupes de Vladimir Poutine ont ainsi pu participer avec l’armée syrienne à de nombreuses opérations et tester des techniques de guerre comme le ciblage des civils et le siège des villes. Aujourd’hui Vladimir Poutine en récolte les fruits et affirme en outre que des combattants volontaires syriens pourraient lui venir en aide sur le terrain ukrainien.

Cibler les civils

La première similitude entre la guerre syrienne et la guerre ukrainienne, c’est le ciblage des civils, comme l’observe Julien Pomarède, chercheur en sciences politiques à l’ULB et à Oxford. "La Russie en Syrie a bombardé des quartiers résidentiels, des hôpitaux, des convois humanitaires. Et c’est exactement ce qu’on voit en Ukraine aujourd’hui. Les Russes visent de manière intentionnelle des sites civils, ils ont bombardé des couloirs humanitaires à Marioupol, ils bombardent des hôpitaux et des maternités."

Faire peur aux populations, les attaquer, c’est un moyen de pression sur le politique

Cibler les civils permet ainsi à la Russie de faire pression sur les autorités ukrainiennes. C’est une technique éprouvée pour les Russes en Syrie comme en Tchétchénie. "La population est considérée comme un levier stratégique, c’est-à-dire que faire peur aux populations, les attaquer, c’est un moyen de pression sur le politique, c’est une manière de dire si vous ne pliez pas, si vous ne capitulez, pas on augmentera la souffrance des civils. C’est vraiment une logique de destruction pure et totale." Contrairement aux doctrines occidentales où l’on parle de dommages collatéraux, de morts non intentionnelles, dans la doctrine d’invasion russe, les civils ne sont donc pas à côté de la guerre, ils sont dans la guerre.

"Peu importent les populations" explique à l’AFP le médecin humanitaire français Raphaël Pitti, témoin du conflit syrien depuis onze ans, "Pour les Russes la vie n’a pas le même poids que pour nous. Ils ont un logiciel de l’ancienne URSS. C’est (celui) du KGB et donc l’individu ne compte pas, seul compte l’objectif que l’on se fixe", affirme-t-il.

Une femme inspecte des débris à l’intérieur d’une maison privée endommagée par des bombardements dans le quartier d’Osokorky, dans le sud-est de Kiev.
Une femme inspecte des débris à l’intérieur d’une maison privée endommagée par des bombardements dans le quartier d’Osokorky, dans le sud-est de Kiev. © AFP – 15 mars 2022.

Encercler et assiéger les villes

Marioupol, ville portuaire stratégique sur la mer Noire, est l’exemple le plus emblématique du siège d’une ville depuis le début de l’intervention russe en Ukraine le 24 février. Plus de 2000 habitants pris au piège des bombardements, du froid et de la faim, ont déjà été tués dans la ville assiégée, selon la mairie.

À nouveau, les similitudes avec la Syrie sont évidentes selon Raphael Pitti. "On a vu comment les Russes ont conduit la capitulation d’Alep [en 2016]. Ils l’ont fait en trois temps : encercler, ensuite bombarder la ville de manière intensive tous les jours […] puis attendre que les gens capitulent par la faim, le froid, l’absence d’eau potable".

Encercler, ensuite bombarder […] puis attendre que les gens capitulent par la faim, le froid, l’absence d’eau potable

En Syrie, les Russes étaient surtout en appui d’al-Assad pour les sièges très meurtriers des villes d’Alep et d’Idlib comme l’analyse Julien Pomarède. "Les Russes sont habitués à la guerre de siège, ils l’ont soutenue en Syrie, et avant ça, ils l’ont pratiquée en Tchétchénie. Ils ont rasé Grozny, qui était une vraie guerre de siège."

En Ukraine, pour assiéger les villes de Marioupol ou de Kiev, l’armée russe utilise "Des techniques de bombardement assez rudimentaires. C’était déjà le cas en Syrie, où on bombardait souvent avec des bombes qui n’étaient pas guidées vers un objectif précis, mais qui étaient simplement larguées. En Ukraine c’est vraiment du pilonnage rudimentaire autour des villes."

Le choix de la stratégie de siège peut aussi s’expliquer par les défaillances actuelles de l’armée russe, qui a des difficultés à "coordonner les unités de l’armée de terre et de l’air entre elles et créer des axes de pénétration dans les villes […] A cela s’ajoutent des déficiences logistiques majeures en carburant et en munitions. Et il n’y a pas assez de camions. Donc leur seule solution, c’est de se mettre autour des villes avec des pièces d’artillerie, de pilonner et bombarder."

En outre, selon Raphael Pitti, les Russes ont tiré les leçons de l’Afghanistan. "Si vous occupez les villes à l’intérieur, vous facilitez la guérilla", dit-il. "Le but c’est de faire l’inverse, c’est d’amener l’adversaire à l’intérieur des villes".

Image satellite Maxar prise et publiée le 28 février 2022 montrant un convoi militaire le long d’une autoroute, au nord d’Ivankiv, en Ukraine.
Image satellite Maxar prise et publiée le 28 février 2022 montrant un convoi militaire le long d’une autoroute, au nord d’Ivankiv, en Ukraine. © AFP

L’armée de terre russe : pas assez entraînée en Syrie

En Syrie, la Russie a déployé son armée navale et son armée de l’air avec un objectif principal, "Assurer son propre enracinement militaire en Syrie occidentale et plus spécifiquement ses bases navales et aériennes dans les districts de Tartous, Lattaquié et Hmeimim" explique Didier Leroy.

(En Ukraine) la force terrestre est beaucoup plus mobilisée que ça n’a été le cas en Syrie

Or en Ukraine, "La force terrestre est beaucoup plus mobilisée que ça n’a été le cas en Syrie", où ces forces "n’ont pas du tout été dans une logique de conquête territoriale avec cette configuration en colonne de véhicules" comme autour de Kiev. En Syrie, les forces terrestres ont plutôt travaillé sur les aspects de check-points, d’aide logistique pour les bases aériennes et navales ou encore de conseil militaire.

Il semblerait dès lors que la force terrestre russe manque aujourd’hui de cet entraînement pratique et se retrouve aujourd’hui dans une "guerre à l’ancienne", "conventionnelle […] et beaucoup moins sophistiquée que ce qu’on a vu au Moyen-Orient ces dernières années l’on était systématiquement dans des logiques de guerres asymétriques. Cette force terrestre n’a pas eu beaucoup d’entraînement" sur le sol syrien. Par contre, il est possible que la Russie bénéficie de conseils de ses alliés syriens en la matière selon le chercheur de l’IRSD.

L’Ukraine, un laboratoire militaire comme la Syrie ?

En 2008, à la demande de Vladimir Poutine, le ministère de la défense russe a lancé un programme de modernisation des armées. "Un des objectifs, c’était de moderniser l’équipement et surtout l’équipement dit de parité stratégique avec les États-Unis. La Russie a donc décidé d’investir dans des équipements lourds comme les missiles balistiques, les missiles hypersoniques" rappelle Julien PomarèdeLa Syrie a donc été, "c’est cruel à dire", un laboratoire pour tester différentes nouvelles armes telles que le très puissant missile balistique Kalibre.

Les dégâts qu’il s’est permis en Syrie, il ne se les permet pas en Ukraine.

En Ukraine jusqu’à présent, la Russie ne semble pas faire montre de ses nouvelles technologies. Des missiles Iskander ont certes été envoyés depuis la Biélorussie, mais ce ne sont pas des missiles de dernières générations. "Je pense que Poutine ne veut pas actuellement prendre le risque que de faire une démonstration de force avec des dégâts qui peuvent être absolument délirants. Les dégâts qu’il s’est permis en Syrie, il ne se les permet pas en Ukraine" analyse le chercheur en sciences politiques.

Une bannière représentant le président syrien Bachar al-Assad et le président russe Vladimir Poutine et portant l’inscription "La justice prévaut" est affichée le long d’une autoroute dans la capitale syrienne Damas, le 8 mars 2022.
Une bannière représentant le président syrien Bachar al-Assad et le président russe Vladimir Poutine et portant l’inscription "La justice prévaut" est affichée le long d’une autoroute dans la capitale syrienne Damas, le 8 mars 2022. © AFP

Des combattants syriens en Ukraine : quel avantage pour la Russie ?

La Russie a établi des listes de 40.000 combattants de l’armée syrienne et de milices alliées, prêtes à être déployés en Ukraine, a affirmé mardi l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH). Selon Didier Leroy, "Ce n’est pas une grande surprise […] étant donné que Bachar al-Assad a une dette de vie envers Vladimir Poutine" et il doit donc renvoyer l’ascenseur à Vladimir Poutine.

Selon l’OSDH, des officiers russes, en coordination avec l’armée syrienne et des milices alliées, ont ouvert des bureaux d’enregistrement dans des zones tenues par le régime de Damas. Un représentant du gouvernement syrien a démenti l’existence de cette campagne de recrutement.

Ces combattants sont issus soit d’unités de l’armée régulière syrienne, soit des milices pro régime formées par les Russes ayant l’expérience de combats en zone urbaine, d’après l’OSDH.

Si des volontaires de ce type arrivent sur le sol ukrainien, ils pourraient être d’une aide non négligeable à la Russie à trois titres selon Julien Pomarède. D’abord, "Il y a un effet psychologique : on fait venir sur le terrain des combattants qui n’ont aucune considération pour le droit humanitaire, aucune considération pour les civils et qui sont envoyés pour dans une logique d’ensauvagement de la guerre." Le premier objectif peut donc être de jouer sur la peur de l’adversaire ukrainien.

Le deuxième avantage est plus militaire : "les Syriens sont habitués à la guerre urbaine comme dans les villes d’Alep ou Idlib. Ils savent que c’est une méthode de guerre qui est très particulière, très éprouvante pour ceux qui subissent le siège mais aussi pour l’assaillant car il y a beaucoup d’embuscades, ce sont des armes sales qui sont utilisées, des cocktails molotov. Ils ont l’habitude de ça." De quoi compenser les faiblesses de l’armée russe car il semblerait que "Les militaires russes qui sont autour de Marioupol où qui arrivent autour de Kiev ne savent pas très bien ce qu’est une guerre urbaine […] Pour l’assaillant entré dans la ville c’est très éprouvant, c’est extrêmement stressant psychologiquement."

Un troisième élément d’explication est plus de l’ordre de l’hypothèse : la présence des combattants syriens pourrait permettre à la Russie de se décharger d’éventuelles responsabilités en cas de dérapage. "C’est la légitimation par la différenciation, qui permettrait de dire que ce ne sont pas les soldats russes qui ont violé des femmes et tué des enfants ou qui ont mis le feu à des écoles, mais ce sont les Syriens. C’est exactement ce qu’il se passe avec le groupe Wagner : ils font le sale boulot et la Russie ne doit pas endosser la responsabilité" précise Julien Pomarède.

Plus globalement, selon Didier Leroy, ce soutien syrien, "ce positionnement sur la scène internationale sert évidemment la posture et la propagande de Moscou".

À l’échelle du Moyen-Orient, "Vladimir Poutine a construit une opération de séduction ces 20 dernières années assez nette, surtout par rapport aux acteurs du Golfe. Mais les dividendes de cette opération sont maigres. Les États du Golfe et les Émirats ont été tièdes début mais tout le monde est quand même rentré dans le rang derrière Washington […] On a eu des condamnations en cascade de l’invasion russe en Ukraine depuis la région du Moyen-Orient." Le soutien syrien au Kremlin permet donc de prouver qu’il n’est pas totalement isolé sur la scène internationale.

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