Icône représentant un article video.

Humeur musicale

Clap de fin pour le Festival Rachmaninov à Bozar

Pierre Solot a passé sa fin de week-end au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles où le concert de clôture du festival Rachmaninov se donnait à guichets fermés, devant près de 2000 personnes.

Le Festival est un succès, les salles combles se sont multipliées depuis jeudi et le récital de Nikolaï Lugansky. Quel bonheur de revoir Bozar grouiller de monde comme à ses plus grandes heures. Tout le monde se déplaçat, collés les uns contre les autres, dans le grand hall, les escaliers, on faisait la file au vestiaire, on faisait la file au bar, on faisait la file aux toilettes, bref, c’était complet.

Au programme ce dimanche, deux pianistes : Bezhod Abduraimov et Denis Kozhukhin, et puis le Belgian National Orchestra sous la direction de Cristian Macelaru. Tout ce joli petit monde pour jouer les 3e et 4e Concertos, la Rhapsodie sur un thème de Paganini et un petit Scherzo pour orchestre que le grand Sergeï avait composé alors qu’il n’était qu’un adolescent.

Il a fallu peu de temps pour comprendre que l’après-midi allait prendre les allures d’une épopée homérique, et les premières péripéties prenaient la forme des Variations Paganini. Ce cycle, nommé Rhapsodie par Rachmaninov, est un chef-d’œuvre, parmi les Variations les plus abouties de l’Histoire : pour une fois chez Rachmaninov, tout est concis, précis, rien n’est en trop, le discours est percutant, sombre, virevoltant, mais sans aucun des excès capricieux qui débordent si souvent de sa musique et qui font se pâmer les foules, moi y compris. Non, c’est une œuvre sans concession.

Et le pianiste ouzbek, Bezhod Abduraimov l’aborde toutes griffes dehors. Toutes griffes… et pattes de velours. Oui, il y a quelque chose de félin chez ce pianiste au jeu suave dès que le chant domine, aux attaques acérées dès que le diable entrouvre une fenêtre dans la partition.

L’orchestre peine un peu dans la Rhapsodie : les saillies sont multiples dans le discours, le dialogue millimétré avec le soliste, et… ce qui devrait être du tac au tac se marche sur les pieds. Il semble y avoir un peu de fatigue dans l’orchestre, bien légitimement : l’Orchestre national se fendait des deux autres Concertos deux jours auparavant, ainsi que de l’impressionnante Île des morts et les répétitions s’étaient enchaînées à toute berzingue sous la baguette efficace de Cristian Macelaru.

Qu’à cela ne tienne, à défaut d’être diabolique, l’Orchestre prenait encore quelques marques avant d’accueillir le Russe Denis Kozhukhin dont on se souvient qu’il remportait le Concours Reine Elisabeth en 2010 dans cette même Salle Henri Leboeuf. Les souvenirs persistent et les lieux résonnent.

C’était le début véritable de l’épopée qui flottait dans l’air ce dimanche après-midi. Et même si la fatigue de l’orchestre se faisait ressentir, c’est certainement parce que s’il y eut aventure hier, c’est aussi parce que c’était l’issue du festival, le dernier concert, celui qui vient après tous les autres, celui dans lequel on jette ses dernières forces.

Denis Kozhukhin pénètre puissamment le 4e Concerto. L’intensité de son jeu tient l’orchestre à son chevet, bien plus vigilant que dans la Rhapsodie. La partition un peu inégale de Rachmaninov et le charme bouleversant qui lui manque sont transformés en fluide électrique par le pianiste russe : il joue et on a l’impression d’avoir glissé le doigt dans la prise. On a les cheveux qui se dressent sur le crâne et les applaudissements sont couverts par les bravos de deux mille personnes.

C’est l’entracte. On respire. Certains vont fumer, d’autres prendre l’air, d’autres boire — après tout, on s’approche dangereusement de l’heure de l’apéro — et on retrouve son siège.

Il ne reste plus que ce 3e Concerto de Rachmaninov. Le plus dense, le plus difficile, le plus paroxystique.

Il reste trois quarts d’heure de musique : l’orchestre est fatigué, le festival touche à sa fin et Denis Kozhukhin s’est déjà envoyé le 4e Concerto. Bref, il y a de la tension dans la salle. Du côté du public, de l’incertitude ; du côté des artistes, le meilleur effet de la fatigue : du lâcher-prise.

Dès les premières mesures, on sent l’Orchestre National beaucoup plus homogène : les textures sont charnues, bien équilibrées, le soliste peut se défaire de toutes ses notes sans frémir. La cadence du premier mouvement est dantesque : Denis Kozhukhin est au sommet de son art. Le premier mouvement se termine et la moitié de la salle Henri Leboeuf paraît soudainement atteinte d’une bronchite.

Deux mille expectorations plus tard, le 2e mouvement confirme l’intensité du premier : la petite valse qui émerge des chants plaintifs de l’Adagio est un modèle d’échange entre le soliste et l’orchestre. Le dénouement approche — ce troisième mouvement qui doit s’enchaîner à l’Intermezzo, et là… et là, ça dérape : l’orchestre manque le virage, le chef doit redonner le départ. Denis Kozhukhin n’a le temps que de tourner la tête et la musique reprend. Tous les musiciens aspirent l’oxygène aux quelques brèches que la partition offre encore avant la cadence finale. Le public est sur des charbons ardents, on a l’impression que tout peut s’écrouler d’une seconde à l’autre. Denis Kozhukhin libère son dernier souffle, intense, poignant, jusqu’au bout de lui-même. Il est Michel Strogoff qui porte Nadia à travers la steppe jusqu’à Irkoutsk et c’est le déluge. La tension dramatique se libère, le public du Palais des Beaux-Arts se lève et crie et rappelle longuement les artistes sur scène.

Était-ce le concert le plus abouti musicalement, peut-être pas, mais l’aventure fut somptueuse. Que c’est beau, le spectacle vivant.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous