Climat : dans l’Arctique, le dégel du permafrost fait craindre la libération de gaz à effet de serre

© Sophie Opfergelt

Par Paul Verdeau, avec Sarah Heinderyckx

A Abisko, dans l’extrême-nord suédois, le sol est déjà quasiment recouvert de neige en ce mois de novembre. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est mauvais signe pour le climat. Car sous la neige, le sol est dégelé depuis l’été. "Ce que vous voyez qui est blanc, c’est en fait des zones d’accumulation de neige liées à un effondrement du sol à cause du dégel en profondeur", explique Sophie Opfergelt, chercheuse FNRS et professeure à l’Institut Earth and Life de l’UCLouvain, actuellement en mission d’observation dans la station d’Abisko.

Sous la neige se trouve un sol particulier : le permafrost. "C’est un sol qui reste gelé, avec une température inférieure à 0 °C, durant deux années consécutives ou plus", précise Sophie Opfergelt. L’été, sa surface dégèle, et ce de manière particulièrement profonde dans la région d’Abisko, située à 200 km au nord du cercle polaire arctique. Mais depuis quelques années, les températures hivernales ne sont plus assez basses pour le faire regeler.

Conséquence : des éléments minéraux contenus dans le sol sont libérés et risquent d’agir sur les matières organiques du sol… et donc de favoriser les émissions de gaz à effet de serre. "Ce sol qui dégèle expose des quantités de feuilles, de racines, qui ne se sont pas décomposées, avec le dégel, elles vont libérer du carbone organique qui va émettre du CO2 et du méthane", avertit la chercheuse.


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Une émission de gaz à effet de serre à ne pas prendre à la légère : la réserve totale de carbone qui est contenue dans le permafrost représente deux fois la quantité de carbone dans l’atmosphère, et 15% de ce carbone pourrait être émis sous forme de gaz à effet de serre d’ici la fin du siècle. "Les émissions de gaz à effet de serre du permafrost aujourd’hui sont équivalentes à celles des Etats-Unis", affirme Sophie Opfergelt.

© Sophie Opfergelt / UC Louvain

Ce phénomène est connu depuis longtemps, mais il est difficile à mesurer. C’est pour cette raison qu’une équipe de sept scientifiques belges de l’UC Louvain, dont Sophie Opfergelt, est en mission depuis la mi-septembre à Abisko, afin de faire des relevés : carottages dans le sol, prélèvement d’eau, etc. "On fait des mesures continues de la température, de l’humidité et des conditions d’oxydation du sol, toutes les cinq minutes en continu, explique la chercheuse. En parallèle, on prélève des échantillons d’eau du sol et des rivières." Depuis deux mois, une centaine d’échantillons de rivière ont été prélevés et plus de 500 échantillons du sol.


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Les scientifiques peuvent déjà observer à l’œil nu les changements de température : "la couleur des solutions du sol évolue depuis environ un mois, note Sophie Opfergelt. "Le sol a commencé à regeler en surface, et les conditions de température et d’humidité du sol changent. Des éléments se sont donc libérés dans le sol et la couleur des solutions change." Ces échantillons vont également être envoyés en Belgique pour analyse. Sur base de ces analyses, l’équipe va pouvoir déterminer les changements qui ont lieu.

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© Sophie Opfergelt / UC Louvain

En pleine COP26, l’enjeu est important : montrer l’importance d’un phénomène qui accélère le réchauffement climatique et qui est difficilement contrôlable… ou presque. "Au plus la température de l’air se réchauffe, liée à l’activité humaine, au plus les émissions de gaz à effet de serre liées au permafrost s’intensifient également", rappelle Sophie Opfergelt. A Abisko, on ne le cache donc pas, on garde aussi une oreille sur ce qui se dit à Glasgow. "On suit ça de près, car on se rend compte que les émissions de gaz à effet de serre sur lesquelles on travaille ici ne sont pas du tout considérées", note la scientifique.


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Les mesures que l’équipe prend actuellement vont permettre d’alimenter des dossiers pour le GIEC, et justifier les objectifs des Etats. "Maintenir des mesures strictes pour limiter les émissions liées à l’activité humaine va également permettre de limiter les émissions naturelles et donc ça va éviter un emballement du système climatique", rappelle Sophie Opfergelt. "Même avec la barre des 1,5°C fixée à Glasgow, la surface du permafrost risque de disparaître de 25% d’ici la fin du siècle, renchérit Arthur Monhonval, doctorant sur la mission. Et si on n’y arrive pas, les prévisions montrent une disparition de 75%…" D’où l’utilité de cette fameuse barre des 1,5°C, tant pour la question des émissions humaines que celles du permafrost.

© Sophie Opfergelt / UC Louvain

La période est particulièrement propice aux analyses, puisque l’Arctique vit précisément la période de transition été-hiver où le permafrost est censé commencer à regeler. Paradoxalement, cette période charnière est rarement étudiée. "Dans la communauté scientifique, la plupart des études sont menées en été parce que c’est là qu’on considère que les températures sont les plus élevées et donc les émissions de gaz à effet de serre sont les plus importantes, explique Sophie Opfergelt. Il y a eu une prise de conscience que l’hiver n’est plus tout à fait une période neutre, mais les périodes de transition sont restées très limitées en termes d’étude. Or on remarque que ces périodes sont très dynamiques."

Par exemple, sur une année, les scientifiques ont pu observer un grand changement : la neige est arrivée très tôt, et le sol est donc encore dégelé à 15 cm sous la surface. L’an dernier, la neige était arrivée un mois plus tard : le sol avait dégelé avant. "Le problème, c’est que la neige joue le rôle d’isolant, et donc la terre met beaucoup plus de temps à regeler", conclut Sophie Opfergelt.

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