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Combien de manifestants ? La RTBF teste une autre méthode de comptage que celle de la police et des organisateurs

Début de la manifestation de ce 30 janvier

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Par Sylvia Falcinelli, journaliste de la rédaction Info, pour Inside

Cette fois, si tout se passe comme prévu, la RTBF donnera trois chiffres à l’issue de la manifestation en réaction aux mesures sanitaires de ce dimanche 30 janvier : celui des organisateurs, celui de la police… et un troisième, obtenu grâce à une société spécialisée en dénombrement des manifestants, via un outil technologique. Celui-ci vient de tomber : c'est 1600. 

Ce test permettra-t-il d’y voir plus clair ? Quelle est la méthode utilisée et dans quel objectif ? Comment en est-on arrivé à cette décision ? C’est ce que cet article va vous expliquer.

Des écarts entre les chiffres des organisateurs, quels qu’ils soient, et ceux de la police, c’est un refrain connu. Les dernières manifestations en réaction aux mesures sanitaires en ont livré une nouvelle illustration, parfois spectaculaire.


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Dix fois plus, selon les organisateurs

Le 23 janvier, quand la police parlait de 50.000 manifestants, le chiffre de 500.000 était avancé par ailleurs. Ce dernier chiffre, paru dans certains titres de presse, la RTBF ne l’a pas donné. Pour une simple raison : quand nous avons demandé au principal organisateur, Tom Meert de nous livrer son estimation, il nous a dit préférer ne pas s’avancer sur un chiffre précis. Il estimait cependant que le nombre était largement supérieur à celui estimé par la police. C’est donc ce que nous avons répercuté sur nos médias, que ce soit dans cet article ou au Journal télévisé ("beaucoup, beaucoup plus selon les organisateurs", a dit par exemple la présentatrice, évoquant aussi "des dizaines de milliers de manifestants"). Nos collègues journalistes sur le terrain pensaient de leur côté que le chiffre de la police était sous estimé de quelques dizaines de milliers. De là à pouvoir avancer un autre chiffre avec certitude, il y a un pas, que nous n’avons pas franchi.

Manifestation du 23 janvier 2022
Manifestation du 23 janvier 2022 © Tous droits réservés

Autre exemple récent, 19 décembre dernier. Là aussi il y avait un rapport de 1 à 10 entre les chiffres des uns et des autres. Jean-Christophe Willems, le collègue journaliste présent sur place pour le Journal télévisé, finira, chose inhabituelle, par livrer sa propre estimation. "Entre les 3500 participants comptés par la police et les 37.000 revendiqués par les organisateurs, c’est le grand écart. On tablera plutôt sur 15.000 manifestants à cette marche pour la liberté, acte 3", déclarait-il au début de son sujet.

"Le chiffre de la police était farfelu", commente Jean-Christophe aujourd’hui. "Plein de groupes ont rejoint la manifestation sur le boulevard Pacheco et la police n’a jamais voulu revoir son compte à la hausse. De leur côté, les organisateurs avaient annoncé 50.000 personnes avant de donner le chiffre de 35.000 en fin de journée. Et moi, pour avoir couvert pas mal de manifestations, je me suis dit que c’était à peu près 15.000. Je voyais du monde rue Belliard mais les gens n’étaient pas non plus compressés." Une estimation partagée avec le collègue de la radio également présent.

Revoir le reportage du Journal télévisé consacré à la manifestation du 19 décembre 2021 à Bruxelles :

Bruxelles / Nouvelle manifestation contre les mesures sanitaires

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La règle : donner les deux estimations

On pourrait multiplier les exemples, avec des écarts variables entre les deux chiffres, quel que soit le thème de la manifestation. On se souvient par exemple aussi de la polémique autour des chiffres de la manifestation pour le climat du 10 octobre 2021. Ils étaient alors 25.000 selon la police, 50.000 (au bas mot) selon les organisateurs et nous en avions fait un article Inside (à lire ici), où nous avions donné des éléments de compréhension sur les techniques de comptage utilisées par les uns et les autres.

Nous expliquions alors que la règle en ce qui nous concerne est de donner les deux estimations, dans nos journaux. Règle à laquelle nous avons pourtant ensuite dérogé, lors de la deuxième "Marche pour la Liberté" (contre les mesures sanitaires) du 5 décembre 2021 en ne donnant que les chiffres de la police (8000) et pas ceux de l’organisateur (70.000), ce qui nous a valu une série d’interpellations de la part de nos lecteurs/téléspectateurs/auditeurs. Une décision problématique sur laquelle nous sommes revenus dans une séquence de l’émission télé Inside, à revoir ci-dessous.

Revoir l’extrait de l’émission Inside à propos des chiffres des manifestations, avec le journaliste Eric Boever et Nadia Cornejo, responsable Campagne et Mobilisation – CNCD 11.11.11. :

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Ceci nous amène à une série de questions.

La police se donne-t-elle les moyens de compter précisément les manifestants quand une seule personne est mobilisée sur cette mission (ce qui était le cas lors de la manifestation du 10 octobre précitée, par exemple) ? Quand bien même elle représente l’autorité publique, son objectif n’est-il pas en priorité d’assurer le maintien de l’ordre plutôt que de livrer une estimation totalement fiable ? Les organisateurs, comme la police, n’ont-ils pas un intérêt à grossir, ou minimiser, les chiffres d’affluence ? Les organisateurs, surtout s’ils sont non professionnels, sont-ils outillés pour compter de façon fiable ? En ont-ils même forcément la volonté ?

Et nous, en tant que journalistes, peut-on se satisfaire de ces fourchettes parfois très large de chiffres alors que notre mission est de rendre compte d’une réalité ? Ce type de données n’est-il pas aujourd’hui dans une grande mesure objectivable ? Le devoir qui est le nôtre de rechercher la vérité ne doit-il pas nous inciter à vouloir tirer au clair les estimations actuelles ? N’y gagnerait-on pas en crédibilité ? Ou au contraire, ne risquons-nous pas de nous fourvoyer dans cet exercice difficile ?

Ces questions, des collègues français se les sont posées avant nous. Et ils ont fait évoluer leurs pratiques. (Ce qui n’évacue pas toutes les questions, on le verra)

Et si on effectuait un comptage indépendant ?

Le 25 septembre 2017, un éditorialiste politique de France Inter annonçait une initiative émanant de plusieurs rédactions françaises, pour plus de rigueur dans les chiffres. On peut le réécouter en entier et le lire sous ce lien.

Voici un extrait : "En ne donnant que les 2 chiffres (la préfecture et les organisateurs) sans plus de précision, on accrédite cette idée folle selon laquelle il y aurait plusieurs vérités (les fameuses vérités alternatives). Celle des organisateurs, qui vaut bien celle de la police et vice-versa. La vérité est là, une opinion comme une autre. Tétanisés par les critiques qui nous sont adressées, nous nous terrons dans une neutralité couarde et désinformatrice. Pourtant les moyens techniques pour compter au millier près existent. Les opérateurs téléphoniques, les sondeurs et des entreprises d’analyse d’images, peuvent évaluer facilement une foule sur un parcours donné."

Thomas Legrand parle de "vérités alternatives". Souvenez-vous du contexte : quelques mois auparavant, en janvier 2017, l’équipe du président américain Donald Trump livrait sa vision toute personnelle de la réalité, prétendant que l’affluence lors de son investiture était bien supérieure à celle observée pour son prédécesseur à la Maison Blanche, Barack Obama. Contre toute évidence, quand on compare les photos. "Alternative facts", l’expression était lâchée.

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Pour Thomas Legrand, face aux écarts de chiffres lors des manifestations, la presse peut fournir un chiffre qui ne serait "pas une vérité de plus mais la réalité", "exposé comme un fait et non pas un argument". "Ce serait bien utile à la clarté et donc à l’honnêteté des débats", concluait-il, dans son édito.

Plusieurs médias français entament une réflexion et forment un collectif, parmi lesquels Le Monde, Médiapart, France Télévisions, Radio France, l’AFP, RTL, Le Figaro, La Croix, BFM ou encore Libération. Ensemble, ils décident de recourir régulièrement à une société outillée technologiquement pour compter les manifestants, tout en respectant leur anonymat. Il s’agit de la société privée Occurence (initialement active dans le sondage d’opinion).

C’est cette société qui va réaliser un comptage des manifestants aujourd’hui pour la RTBF et le groupe IPM (La Libre, La DH, L’Avenir, entre autres).

Comment ça marche ?

Le directeur de la société Occurence, Assaël Adary nous a indiqué que trois personnes seraient présentes ce dimanche à Bruxelles. Pour compter les manifestants, des capteurs ont été disposés en hauteur (l’endroit précis n’était pas encore décidé au moment où l’entretien a eu lieu mais il se trouve habituellement dans le premier tiers du parcours de la manifestation, en tenant compte aussi des points connus pour être rejoints en cours de route). Un faisceau est généré pour permettre de détecter le passage de chaque personne (des formes) se déplaçant dans le sens du cortège, un peu comme si les manifestants franchissaient une ligne invisible. Le tout est anonyme. La technologie existait déjà pour d’autres contextes et a ici été adaptée pour les manifestations.

Plusieurs "micro-comptages" sont également effectués directement par l’équipe, sur base de vidéos de 20 ou 30 secondes, soit pour vérifier la fiabilité du dénombrement par la machine aléatoirement, soit quand il y a un risque d’erreur, par exemple quand la foule est très dense. Les gens sur les trottoirs sont pris en compte.

Voir les explications en images de Quotidien (TF1) en octobre 2017. A noter que TF1 a accès aux chiffres de l'AFP mais ne fait pas partie aujourd'hui du collectif de médias partenaires :

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Avant d’être adopté, le dispositif avait été testé par le collectif de médias français, notamment en filmant de A à Z toute une manifestation pour comparer les résultats. Depuis, il a servi une cinquantaine de fois (surtout avant le confinement de 2020). A noter qu’il est arrivé que la technologie ne fonctionne pas de façon suffisamment fiable, par exemple s’il y avait beaucoup de fumée, masquant les silhouettes. Il est aussi arrivé que le déroulé de la manifestation rende les résultats non pertinents, parce que des bagarres avaient dispersé les manifestants à un endroit. "Ça peut arriver, dans ce cas, on le dit", explique Assaël Adary.

A la RTBF, il s’agit d’un essai, sans engagement pour la suite.

"C’est un investissement, un signal de notre volonté d’être indépendant", explique le directeur de l’Information de la RTBF, Jean-Pierre Jacqmin.

"A un moment, on a une obligation d’informer sur la réalité. Comme il y a contestation des chiffres des uns et des autres, on cherche une méthode indépendante qui permette de se rapprocher de la réalité. C’est aussi une manière de répondre à ceux qui nous accusent de déformer les chiffres".

Tout bénéfice pour la crédibilité de l’info ?

La dernière fois qu’Inside s’était penché sur les chiffres des manifs, il y a un peu plus de trois mois à peine, nous nous interrogions déjà sur l’opportunité de réaliser nos propres comptages, par exemple via des outils technologiques (données de téléphonie mobile…). "Ce sont des calculs difficiles à réaliser, avec beaucoup d’approximations. Si on se retrouve avec une troisième estimation RTBF, ça ne ferait qu’ajouter à la confusion", répondait alors le directeur adjoint de l’Information de la RTBF, Frédéric Gersdorff.

Ajouter à la confusion : ce risque existe toujours. A quel point cette démarche sera-t-elle jugée digne de confiance par le public ? La question reste à ce stade ouverte. Jean-Christophe Willems, collègue habitué des manifestations, est quelque peu dubitatif : "Moi ça me laisse de marbre, ce n’est pas la guerre des chiffres, ce n’est pas une question de compte précis. Récemment, alors que nous avions donné trois chiffres [celui de la police, des organisateurs et son estimation de journaliste, cf plus haut], j’entendais encore prétendre que nous n’avions donné que celui de la police. Je ne suis pas sûr que ça va changer quelque chose".

Cette question, l’éditorialiste Thomas Legrand l’évoquait déjà en 2017 :"Est-on sûr qu’un chiffre fourni par la presse serait plus crédible aux yeux du public ? C’est vrai que notre aura n’est pas beaucoup plus élevée que celle des partis et des syndicats mais ce n’est pas une raison pour ne pas décider, collectivement (télés, radios, Afp et le plus de journaux possible), de mutualiser nos moyens pour fournir un 3e chiffre." Il s’agit peut-être ici davantage d’une question de valeurs et de principes journalistiques que d’attente de résultats garantis en termes de gain de confiance et de crédibilité aux yeux du public.

Un troisième chiffre, pas un miracle

Cette nouvelle méthode a-t-elle permis d'apaiser les controverses en France? Pas forcément. En octobre 2019, Thomas Legrand faisait ainsi une vidéo pour revenir sur une différence entre le chiffre des organisateurs (600.000) et celui... de la presse, via Occurence (75.400). Il s'agissait d'une manifestation contre la procréation médicalement assistée.

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"Les pires écarts restent encore ceux liés aux Manifs pour tous [contre l'ouverture du mariage et de l'adoption aux couples de personnes de même sexe, en France]. On fait les efforts qu'on peut pour être crédibles. On ne peut pas les obliger à nous croire mais c'est mieux de faire quelque chose que ne rien faire du tout", commente Jean-Luc Bardet, directeur France de l'agence de presse AFP, partenaire du collectif.

Plus généralement, des critiques ont été émises sur la transparence de la méthode et sur le principe même pour la presse de sous-traiter le comptage à un prestataire privé (voir l'article du Monde diplomatique à ce sujet) - à noter qu'aujourd'hui nous "sous-traitons" en quelque sorte le comptage aux manifestants et à la police. Le journal Libération revient dans cet article sur des exemples d'initiatives de comptages effectués par la presse elle-même, en utilisant la méthode de comptage manuelle habituelle.

Pour Jean-Luc Bardet, de l'AFP, un comptage manuel indépendant peut être envisagé pour de petits nombres mais une méthode plus technique est indispensable pour les grandes mobilisations. Or, "quand on a cherché, il n'y avait pas d'autre société qui proposait une méthode réellement fiable", indique-t-il. "Les médias partenaires peuvent demander un décompte minute par minute, ce n'est pas masqué".

La méthode d'Occurence en elle-même pourrait être améliorée, par exemple en prévoyant plusieurs endroits de comptage plutôt qu'un seul, peut-on encore lire dans cet autre article, datant de février 2020. D'autres points continuent de donner matière à réflexion, en particulier l'importance pour les médias de contextualiser le chiffre fourni et de ne pas en faire une référence absolue.

Ce qui signifie par exemple d'expliquer comment il a été obtenu, de préciser avec transparence si le comptage a connu des ratés, de garder une regard journalistique critique sur la méthode (que ce soit celle-là ou une autre, comme la récolte des données de téléphonie mobile par exemple) en fonction du contexte de chaque manifestation et de le signaler clairement au public... En somme, de rester indépendant face à un chiffre censé apporter de l'indépendance vis-à-vis des autres chiffres.


►►► Cet article n’est pas un article d’info comme les autres… Sur la page INSIDE de la rédaction, les journalistes de l’info quotidienne prennent la plume - et un peu de recul - pour dévoiler les coulisses du métier, répondre à vos questions et réfléchir, avec vous, à leurs pratiques. Plus d’information : là. Et pour vos questions sur notre traitement de l’info : c’est ici. 


 

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