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Comment Erdogan et l’AKP visent les femmes et les féministes en Turquie

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En Turquie, Recep Tayyip Erdogan est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle le 14 mai, en décrochant 49,51% des voix. Près de trois Turcs sur quatre ayant voté depuis la Belgique ont choisi le président sortant qui dirige le pays depuis 2003 avec son parti islamo-conservateur, le parti de la justice et du développement (AKP). Son principal adversaire, le candidat de gauche Kemal Kiliçdaroglu (qui tente désormais de séduire l’électorat de droite), a lui obtenu 44,88% des voix. Aucun d’entre eux n’a cependant reçu un nombre de voix suffisant pour l’emporter, un second tour devra donc les départager le 28 mai prochain.

Un nouveau scrutin qui sera suivi de près par de nombreuses féministes dans le monde, dont l’activiste féministe turque Zeynep Gorgu qui s’est réfugiée en Belgique en 2004. Elle n’est plus jamais retournée dans son pays d’origine. "J’ai toujours attendu un changement de pouvoir. Ces 10 dernières années surtout, le pays a été gouverné par des règles et des pressions extrêmement strictes. De nombreuses personnes qui sont parties d’ici ont été arrêtées et leurs passeports ont été confisqués. Je ne sais vraiment pas ce qui va m’attendre là-bas. Je n’ai donc pas voulu prendre de risque", explique-t-elle aux Grenades.

Elle ajoute, amèrement : "Un peu avant le premier tour du 14 mai, l’AKP a conclu une alliance avec un autre parti islamiste d’extrême droite hostile aux droits des femmes. Le nom de ce parti est Huda-Par (le Parti de la cause libre). C’est le parti légal du Hezbollah, qui a commis des massacres dans les zones kurdes en 1992, et qui a kidnappé et assassiné Konca Kuriş, une écrivaine et féministe, enlevée devant sa maison le 16 juillet 1998."

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Les femmes et leur "nature délicate"

Depuis plusieurs années, Erdogan et d’autres responsables de l’AKP semblent en particulier viser les femmes, notamment dans leurs propos. Le chef d’État estime par exemple que les femmes ne sont pas les égales des hommes. "Vous ne pouvez pas leur demander de sortir et de creuser le sol, c’est contraire à leur nature délicate", a-t-il déjà souligné.

Le parti attaque aussi les femmes qui luttent. Ils ne veulent pas que les femmes soient organisées

En 2014, le vice-Premier ministre Bülent Arinç (AKP) avait déclaré qu’une femme devait "conserver une droiture morale et ne [devait] pas rire fort en public". De nombreuses internautes avaient alors réagi en postant sur les réseaux sociaux des vidéos d’elles en train de rire à gorge déployée.

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Erdogan avait auparavant exprimé son aversion pour les femmes qui n’ont pas d’enfants, les estimant "incomplètes". En 2016, il a d’ailleurs appelé les femmes turques à cesser de contrôler leur natalité : "Nous allons accroître notre descendance. On nous parle de planning familial, de contrôle des naissances. Aucune famille musulmane ne peut avoir une telle approche. Nous suivrons la voie indiquée par Dieu et notre cher Prophète", a-t-il jugé opportun de déclarer, avant de préciser qu’il recommande aux femmes d’avoir "au moins trois enfants".

Sortie de la Convention d’Istanbul

Outre ces propos, des décisions très concrètes ont été prises qui affectent la vie des Turques. En 2021, la Turquie est sortie de la Convention d’Istanbul, un important traité du Conseil de l’Europe qui porte sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (il a été ratifié en 2016 par la Belgique). La Convention porte ce nom car elle a été conclue à Istanbul en 2011. La Turquie avait été le premier pays à la ratifier, en 2012.

Mais des cadres de l’AKP ont accusé le traité de nuire à la "structure de la famille turque" et d’encourager l’homosexualité.

C’est la première fois qu’un membre du Conseil de l’Europe s’est retiré d’une Convention internationale relative aux droits humains, souligne Amnesty International. "Son retrait envoie un message inconsidéré et dangereux à ceux qui maltraitent, mutilent et tuent, leur disant en substance qu’ils peuvent continuer en toute impunité", observait à l’époque Agnès Callamard, secrétaire générale Amnesty International.

Un an plus tard, en mai 2022, un rapport d’Human Rights Watch dénonçait l’incapacité de l’État turc à "fournir une protection efficace contre la violence domestique, à aider les survivants de cette violence ou à punir les auteurs d’agressions contre les femmes."

Le nombre de féminicides en Turquie "est en augmentation constante depuis quelques années. Et le gouvernement a sa part de responsabilité dans cette évolution. En récusant la notion même de 'féminicide', en refusant de collecter des données sur le phénomène, et en se retirant de la convention d’Istanbul, l’État a enhardi les auteurs des féminicides. Il envoie le message selon lequel on peut tuer des femmes et s’en tirer. Cette situation est encore exacerbée par le fait que les auteurs de ces meurtres bénéficient souvent de réduction de peines devant les tribunaux", dénonce l’avocate Ipek Bozkurt. En 2022, on comptabilisait plus de 300 féminicides dans le pays.

Des attaques contre les féministes

"L’AKP attaque les femmes dans toutes les couches de la société", analyse l’activiste féministe réfugiée en Belgique Zeynep Gorgu. "Le parti attaque aussi les femmes qui luttent. Ils ne veulent pas que les femmes soient organisées. De ce fait, des centaines d’associations féminines ont été fermées et notamment des centaines de militantes ont été arrêtées. Des femmes journalistes, écrivains, parlementaires, maires sont toujours en détention. Il y a aussi des attaques très graves contre les personnes LGBT et leurs associations", continue-t-elle.

En se retirant de la convention d’Istanbul, l’État a enhardi les auteurs des féminicides. Il envoie le message selon lequel on peut tuer des femmes et s’en tirer

Plusieurs procès ont eu lieu visant à dissoudre des associations féministes. L’un des derniers en date vise l’ONG turque Kadin Cinayetlerini Durduracagiz ("Nous arrêterons les féminicides"), la plus ancienne association contre les féminicides dans le pays. En avril 2022, un procureur d’Istanbul a entrepris des poursuites envers cette ONG pour "activités contre la loi et morale" en vue d’une dissolution. Des plaintes déposées par des particuliers accuseraient l’association de "détruire la famille au prétexte de la défense des droits des femmes."

Plus récemment, en mars 2023, la sociologue féministe Pinar Selek, exilée à Nice, a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international pour terrorisme, émis par la Turquie, qui demande l’incarcération immédiate de la chercheuse. Elle risque la prison à vie, après avoir déjà subi deux ans et demi d’enfermement. Elle a pourtant déjà été acquittée à quatre reprises.

"C’est une fausse décision qui s’appuie sur de faux arguments et des preuves falsifiées. Ce procès continue depuis 25 ans. La moitié de ma vie. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai résisté pour ne pas me soumettre à la domination […] Je vous le promets, je ne lâcherai rien", a-t-elle réagi.

Autrice de plusieurs recherches sur la communauté kurde, elle estime qu’il ne s’agit pas d’un procès pour terrorisme mais bien d’un procès politique qui la vise directement. Elle explique également dans une interview accordée à RFI qu’il s’agit en réalité d’un procès "kafkaïen" qui a pour objectif "de criminaliser la chercheuse et militante féministe que je suis".

"Faire du monde un enfer pour les femmes"

Zeynep Gorgu résume la situation en une phrase : "Ils veulent faire du monde un enfer pour les femmes". En réaction cependant, les féministes s’organisent. L’Union des femmes socialistes a été créée par des exilées turques et kurdes dans plusieurs pays d’Europe, dont la Belgique. "Nous travaillons sur les violations des droits des femmes en Turquie, en coordination avec des associations et plateformes de femmes en Belgique. Parce que la violation des droits des femmes, et les massacres des femmes, est un problème général. D’ici, je me bats aussi contre les violations des droits humains en Turquie : les revendications de liberté pour le peuple kurde, les droits de croyance des Alévis et les droits d’autres minorités en Turquie (arménien, assyrien, chaldéen). Ces peuples demandent aussi justice", s’insurge Zeynep Gorgu.

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En Turquie, le mouvement féministe prend de l’ampleur, malgré les attaques : pour de nombreuses femmes, la sortie de la Convention d’Istanbul a été un "catalyseur". Face à Recep Tayyip Erdogan, les féministes sont d’ailleurs de plus en plus jeunes.

Manifestation de soutien aux femmes et aux personnes minorisées turques, organisée en 2021 à Turin, en Italie.
Manifestation de soutien aux femmes et aux personnes minorisées turques, organisée en 2021 à Turin, en Italie. © AFP

Résultats serrés en Turquie – JT 15/05/2023

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