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Comment la presse parle-t-elle de la science ? Une étude sur 3 quotidiens francophones

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L’Observatoire des Pratiques Socio-Numériques a analysé un corpus de plus de 150.000 articles des quotidiens Le Monde (France), Le Soir (Belgique) et Le Temps (Suisse) pendant plus de 20 ans. Quelle place ont-ils réservée à la science ? Quelle évolution sur cette période ?

Ce collectif de chercheurs porté et financé par l’Université de Toulouse II-Paul Sabatier et le laboratoire LERASS, en partenariat avec des chercheurs de l’UCLouvain et de l’Université de Neuchâtel en Suisse, livre ses résultats dans un rapport qui paraît ce 1er décembre.

Pour étudier ce corpus, les chercheurs se sont concentrés sur tous les articles de ces 3 journaux qui contiennent les mots commençant par "science" ou "scienti" entre 2001 et 2022. Quels en sont les principaux enseignements ?

Evolution de la proportion (en comparaison du nombre total d’articles) des articles contenant les mots science* ou scienti* dans les trois journaux entre 2001 et 2022
Evolution de la proportion (en comparaison du nombre total d’articles) des articles contenant les mots science* ou scienti* dans les trois journaux entre 2001 et 2022 © Collectif OPSN (2022), "2001-2022 La presse en quête de science : la médiatisation de la science dans Le Monde, Le Soir et Le Temps", disponible en ligne sur : https://www.lerass.com/opsn/

Une part non négligeable des articles, mais dans quelles rubriques ?

Tenant compte de ces critères (présence des termes "science" ou "scienti", la science est présente dans près de 10% des articles produits par les 3 quotidiens sur la période 2001-2022. Cependant, même si elle est présente dans des rubriques spécifiquement dédiées à la thématique, la science est présente de façon transversale et dispersée, c’est-à-dire dans de nombreux autres espaces des journaux. La mobilisation se fait plutôt au service d’autres thématiques comme la politique, l’économie, le législatif, l’institutionnel, et ce n’est pas nécessairement un thème central dans les articles étudiés. "Bien sûr, les articles de notre corpus se retrouvent beaucoup dans les rubriques "science", mais on le voit, et singulièrement, au moment de l’épidémie de Covid-19, le Covid ayant été une sorte de fait social total, la science a été un peu mise au service de différents angles et on la retrouve dans des classes auxquelles on n’aurait pas nécessairement pu s’attendre", explique Antonin Descampe, chercheur à l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme de l’UCLouvain.

Les thématiques liées aux sciences exactes sont majoritaires, par rapport aux sciences humaines et sociales, que l’on retrouve plus dans des perspectives magazines et socioculturelles, d’après les chercheurs.

La pandémie de Covid-19 : la science à la une

Depuis 2020, on a assisté à une mise "à la une" de la science, explique le rapport. Vraie rupture dans la médiatisation des questions scientifiques, la pandémie de Covid-19 a fait grimper la thématique scientifique, surtout médicale, en tête des journaux. Pour ce qui concerne le journal Le Soir, les chercheurs ont constaté une augmentation de présence à la une de 228% entre 2019 et 2020. Le Covid, "fait social total", a cependant été couvert à travers plusieurs angles, allant de l’économie au sport en passant par la politique et la culture. L’Observatoire note que la place accordée au cadrage scientifique n’a été que minoritaire, et au service des autres dimensions. "La crise sanitaire a davantage été traitée d’un point de vue politique et législatif (quelles mesures légales peut-on prendre ? Qu’est-ce qui est démocratique ?) plutôt que d’un point de vue strictement médical", constatent les chercheurs.

Augmentation des articles A la Une / Actualité entre 2019 et 2020
Augmentation des articles A la Une / Actualité entre 2019 et 2020 © Collectif OPSN (2022), "2001-2022 La presse en quête de science : la médiatisation de la science dans Le Monde, Le Soir et Le Temps", disponible en ligne sur : https://www.lerass.com/opsn/

La science par les hommes

S’intéressant aux questions de genre, le rapport permet d’établir que la parole scientifique est toujours accaparée par les hommes. En classant par genre les prénoms tant des experts, que des témoins, des sources ou des journalistes, les chercheurs ont constaté que 75% des noms propres cités dans des articles traitant de science sont de genre masculin. A noter que le quotidien belge Le Soir s’en sort le mieux : il est celui qui accorde la place la plus importante aux personnes de genre féminin dans le corpus, bien que cela ne représente encore que 24%. "Cela nous questionne sur les experts qui sont sollicités pour avoir leur avis sur des questions scientifiques", réagit Antonin Descampe, qui ajoute que c’est aussi le reflet d’un biais dans notre société auquel on pouvait s’attendre.

Ces résultats confirment ceux d’une autre étude baptisée GenderedNews, réalisée en mars 2022 à l’Université Grenoble-Alpes, qui montrait une surreprésentation des individus masculins dans toute la presse française. En particulier dans les articles de catégories "Sciences et Environnement", ils avaient observé un taux de masculinité des mentions de 81%.

Proportion des noms d’hommes et de femmes présents dans les articles du corpus pour chaque journal
Proportion des noms d’hommes et de femmes présents dans les articles du corpus pour chaque journal © Collectif OPSN (2022), "2001-2022 La presse en quête de science : la médiatisation de la science dans Le Monde, Le Soir et Le Temps", disponible en ligne sur : https://www.lerass.com/opsn/

Le thème du climat : 3 fois plus en 20 ans

Le thème du climat a vu sa présence médiatique multipliée par trois en 20 ans. A mesure qu’il prend de la place, ce champ sémantique prend une connotation de plus en plus négative. "La mise à l’agenda du climat des thématiques climatiques est évidente. Mais on a observé un moment de bascule", précise Antonin Descampe. "Vers 2019, le type de classe dans lequel apparaît le mot "climat" change : on passe d’une focalisation sur des conséquences plutôt lointaines du réchauffement climatique – des effets à l’échelle de la planète, la fonte des glaces, l’extinction des espèces, la pollution de manière générale – plutôt à une mise en évidence les causes, d’une part, et les solutions, qui deviennent une préoccupation importante, et également les effets plus proches de nous. On l’observe en particulièrement dans la production du Soir, avec les inondations d’il y a un peu plus d’un an. On sent qu’il y a un point de bascule dans le traitement de cette thématique-là."

Evolution de la proportion du mot climat et de ses dérivés dans les trois journaux (en nombre d’occurrences du mot climat et de ses dérivés pour 1000 mots)
Evolution de la proportion du mot climat et de ses dérivés dans les trois journaux (en nombre d’occurrences du mot climat et de ses dérivés pour 1000 mots) © Collectif OPSN (2022), "2001-2022 La presse en quête de science : la médiatisation de la science dans Le Monde, Le Soir et Le Temps", disponible en ligne sur : https://www.lerass.com/opsn

"Sur 20 ans, globalement, la thématique du climat passe d’une représentation plutôt positive à un contexte sémantique empreint d’anxiété et de négativité", pointe le rapport, qui souligne que cette évolution est surtout visible dans les journaux le Monde et Le Temps, alors que pour Le Soir, l’évolution laisse supposer un contexte sémantique moins anxiogène.

Contexte sémantique du mot "climat" dans les trois journaux entre 2001 et 2022. Au-dessus de 0 sur l’axe y, le mot apparaît dans des contextes sémantiques plus positifs ; en dessous, plus négatifs/anxiogènes.
Contexte sémantique du mot "climat" dans les trois journaux entre 2001 et 2022. Au-dessus de 0 sur l’axe y, le mot apparaît dans des contextes sémantiques plus positifs ; en dessous, plus négatifs/anxiogènes. © Collectif OPSN (2022), "2001-2022 La presse en quête de science : la médiatisation de la science dans Le Monde, Le Soir et Le Temps", disponible en ligne sur : https://www.lerass.com/opsn/

Et le nucléaire ?

Un peu à contre-intuition, le rapport note qu’il n’y a pas eu un effet "avant/après" Fukushima sur l’occurrence du mot "nucléaire" dans ces trois journaux. Au contraire, une grande stabilité une fois passée la période de l’accident. La question du nucléaire apparaît même comme non associée de façon significative aux mots "science" ou "scientifi". L’ancrage de la thématique se trouve davantage du côté politique et géopolitique. De façon plus générale, "le débat nucléaire semble donc occuper une place relativement stable dans l’espace médiatique tout en étant désarticulé des questions scientifiques et de santé publique". Par exemple, en Belgique, dans le journal Le Soir, les mots "Tihange" et "Doel" apparaissent dans des contextes proches des thématiques liées au droit, à la constitution, à la politique nationale et internationale.

En conclusion, les auteurs ne formulent pas de recommandation. Cependant, leur rapport est une invitation à poursuivre le débat et la recherche sur le traitement médiatique de ces questions scientifiques et sur ce que cela dit de notre société.

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