Commission inondations : dès le 14 juillet, il y a "un sentiment d’impuissance", qui ne fera que s’amplifier, déclare Catherine Delcourt

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Par Adeline Louvigny

Ce vendredi, la commission d’enquête parlementaire sur les inondations de juillet en Belgique auditionne Hervé Jamar, Gouverneur de la province de Liège et Catherine Delcourt, Commissaire d’arrondissement de la Province de Liège, qui était gouverneure faisant fonction lors des inondations qui ont très durement touché des communes liégeoises, dont Pepinster et Verviers.


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La manière dont les autorités liégeoises ont géré les inondations est remise en cause sur plusieurs points, on a notamment reproché au gouverneur Hervé Jamar d’être resté en congé officiel lors du plus fort des événements (tout en étant actif, mais en parallèle de la gouverneure ff qui occupait toujours les fonctions principales), alors que c’est Catherine Delcourt qui le remplaçait officiellement, et qui a géré cette crise au niveau provincial dès le début des inondations, jusqu’au mercredi 14 juillet.

Un rapport indépendant, commandé par le ministre du Climat Philippe Henry et dont le premier volet a été dévoilé le 11 octobre, insistait notamment sur le fait que les niveaux locaux étaient peu préparés à la gestion du risque et de crise. "Il y a peu de cultures du risque dans beaucoup de localités, peu d’investissements en matière de planification d’urgence, dans les compétences des planificateurs d’urgence au niveau local, alors qu’elle est très importante" soulignait une coauteure du rapport, Catherine Fallon, professeure responsable au centre de recherche interdisciplinaire SPIRAL. Elle a également parlé d’une "crise de la communication" entre les autorités locales et la population, qui a mené à "un sentiment d’abandon partagé par beaucoup."


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"Une phase provinciale est déclenchée sur base de données de terrain"

Catherine Delcourt commence par poser le contexte de l’événement, qui a lieu durant les vacances d’été : suite à la crise sanitaire, une partie de l’équipe est en télétravail, le Gouverneur est en congé, le service planification d’urgence peut être en équipe légèrement plus réduite.

"Je dois faire l’effort, et je vous invite à faire de même, à vous repositionner au moment des faits, ce qui est très difficile" vu les reportages, la documentation, les informations qui sont tombées entre-temps.

"On va travailler sur la base d’une situation d’urgence, quelque chose qu’on a déjà appréhendé en province de Liège, ce n’est pas quelque chose de neuf sur notre territoire", dit-elle en rappelant de précédentes phases provinciales déclenchées pour cause d’inondation, notamment en 2018, où elle faisait fonction de Gouverneure.

Elle précise aussi les éléments qui poussent à déclencher une phase provinciale de crise. "Habituellement, une phase provinciale est déclenchée sur base de données, de la réalité qui vient du terrain. Bien souvent, le critère qui va enclencher la décision, c’est soit l’enclenchement de plusieurs phases communales simultanément, soit des signaux qui viennent des zones de secours ou de la zone centrale 112, qui fait état d’une situation anormale en termes du nombre d’interventions."

"Les niveaux d’alerte ne sont associés, à aucun moment, à des mesures opérationnelles ou stratégiques automatiques. Ce qui va compter, en matière de planification d’urgence et de gestion de crise, c’est ce qui se passe sur le terrain, on n’a pas un système, d’automatismes, il y a toujours un système d’évaluation qui va s’opérer."

Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est fait des alertes : "Quand on reçoit une alerte, l’information est diffusée via les canaux du gouverneur, et doublé ou triplé par rapport à d’autres initiatives de communication. Il n’y a pas donc de mesures opérationnelles ou stratégiques systématiques par rapport à un niveau d’alerte."

Comment a été déclenchée la phase provinciale

Elle détaille de déroulé des événements du 13 au 15 juillet : plusieurs phases communales sont lancées dans la nuit du 13 au 14 juillet, ainsi que l’évacuation de camps scouts ou encore l’alerte de crue de la Vesdre. Cet ensemble de signaux mène à l’enclenchement de la phase provinciale le matin du 14, et d’en informer les Centres régional et national de Crise et la centrale d’urgence 112. "Lorsqu’une phase provinciale est enclenchée, ça lève automatiquement les phases communales, selon l’arrêté royal."

Le déroulé des événements

Suite à l’enclenchement de cette phase, "je décide de faire venir tout le monde en travail en présentiel au palais provincial, car ça faisait des mois que nous étions en télétravail suite à la crise sanitaire." Au palais du gouverneur, les représentants des cinq disciplines, autorités judiciaires et de la planification d’urgence sont présents à la réunion de 10h30. "Les bourgmestres qui sont légalement prévus au comité de coordination provincial ne viendront pas et n’enverront pas de représentants, et je ne réclamerai pas leur présence".

"On est physiquement ensemble dans la même pièce, chacun arrive avec des collaborateurs, qui vont mener leur travail dans d’autres pièces, et donc le palais devient un centre de coordination assez étoffé. Je tiens à dire que, malgré le fait qu’on soit en vacances, ce sont tous les titulaires des fonctions qui étaient là."

Vu le nombre de crise déjà gérées ensemble, "nous avons une collaboration qui est établie depuis longtemps, ce sont des professionnels avec une expérience forte, et il s’est dégagé une réelle intelligence collective."

Le mail est un outil de communication, mais pas un outil d’alerte ni de mise en action

Une partie des débats entre Hervé Jamar et les députés s’est portée sur la problématique des mails qui ne seraient jamais arrivés jusqu’à certains destinataires d’autorités communales. "En temps de crise, le mail n’est qu’un des outils, et ce n’est pas l’outil central. Le mail est un outil de communication, mais pas un outil d’alerte ni de mise en action. Les informations vont principalement être partagées par le réseau radio ASTRID, et bien évidemment les téléphones vont être exploités. Aucun de ces canaux de communication ne se suffit à lui-même dans ce genre de crise."

Vers 10h30, la gouverneure ff estime que le comité de coordination est en mesure de travailler. "Nos premières préoccupations vont vers Jalhay, Stoumont, Theux et Spa, pour des camps scouts à évacuer, des routes fermées, des habitations inondées et de panne d’électricité."

Concernant le barrage de Monsin, "on n’aura pas moins de 9 réunions, vu le risque d’inondation sur la ville de Liège."

A 11h45, un communiqué de presse est envoyé aux communes, donnant des recommandations en termes de déplacement, de placer les voitures sur les hauteurs et de fermer les arrivées de gaz, eau et électricité. Le comité de concertation se réunit, fait le point sur la situation : "il n’y a pas de problème avec les barrages actuellement", selon le CRC-W qui a eu des contacts avec les gestionnaires.

Malgré le fait que la phase provinciale prenne le dessus, Spa et Chaudfontaine déclenchent leur plan d’urgence, "ça veut dire qu’ils se coordonnent, qu’ils sont ensemble autour de la table", précise la Commissaire d’arrondissement. "Les pompiers feront savoir qu’ils n’ont plus accès au bassin de la Vesdre, et qu’ils ont besoin des camions surélevés de la Défense, ce que l’on va évidemment demander et la ministre donnera son accord."

Pendant un moment, il y a eu confusion entre ces deux barrages

Suite à des signaux et informations venant des barrages de la Gileppe et d’Eupen, en début d’après-midi, "on va commencer à envisager l’évacuation de certaines communes au niveau provincial." "Je tiens à préciser que pendant un moment, il y a eu confusion entre ces deux barrages, il a donc fallu éclaircir la situation dans un temps court."

"Sur base de ces informations, je suis d’avis de prévoir des évacuations préventives et je demande une réunion immédiate entre le CRC, les pompiers et la police afin de déterminer la zone d’évacuation suite au largage de l’eau du barrage d’Eupen. Ils se réunissent à 13h, et en ressort que les zones à évacuer sont les zones rouges et oranges des cartes d’aléa d’inondations des communes d’Eupen, Baelen et de Limbourg."

"Je demande, quid des zones jaunes et des autres communes de la vallée ? La réponse est que l’effet vallée va absorber l’eau qui est prévue d’être relâchée, et que donc les évacuations peuvent se limiter à ces trois communes [qui sont en amont de la vallée]". L’ordre d’évacué est donné à 13h29, sans attendre l’arrêté du gouverneur qui suivra plus tard. "Il est donc totalement erroné de dire que les ordres d’évacuation de ces trois communes ont été donnés à 17h16 par mail."

Au fur et à mesure de l’après-midi, ils se rendent compte que les moyens sont de moins en moins adaptés à la gravité de la situation.

"On commence à sentir l’impuissance qui est là"

Courant de l’après-midi, "c’est un moment charnière dans la gestion de cette crise, parce que par rapport à ce que l’on a connu antérieurement, dans les inondations, l’eau monte pendant quelques heures, parfois moins, et puis elle redescend. Et puis au moment où l’on aurait pu constater que ça pourrait se calmer, mais je dis bien 'on aurait pu', parce qu’on a bien constaté que non, on sent que la situation se dégrade. Et on a de plus en plus de difficulté à répondre dans les besoins en secours."

Vers 16h40, la gouverneure ff, voyant la dégradation de la situation, demande des moyens au Grand-Duché du Luxembourg. Ni les hélicoptères, ni les véhicules de la Défense belge ne peuvent intervenir, précise-t-elle. L’évacuation de nouvelles communes est envisagée, mais cette fois pas en mode préventif : "Les indications que l’on a depuis plusieurs heures pour les communes de Chaudfontaine, Trooz, Verviers et Pepinster, c’est que ça ne marche pas d’évacuer sous eau. Mais vu la situation, on se demande si on ne tenterait quand même pas un message qui demanderait d’évacuer si possible."

"La réponse sera : on n’envoie pas un message d’évacuation générale, ni via la presse, nia via Be-Alert, car les situations sont différentes d’une commune à l’autre, d’une rue à l’autre." La probabilité de blesser des gens durant cette évacuation est trop élevée. "Depuis le matin, on met des moyens pour aider ces communes-là, ils sont sous-dimensionnés, c’est la difficulté à laquelle on est confrontée." Il est alors décidé de mobilier des moyens privés : engins de carrière, tracteurs avec remorques. "Quand ils seront disponibles, il n’y a plus que les engins de carrière qui pourront circuler."

"On commence à sentir l’impuissance qui est là, et qui se confirme dans le temps, et c’est difficile".

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Vers 17h, le CRC-W annonce que le débit du barrage d’Eupen va relarguer plus d’eau que prévu. "Je demande que ce largage supplémentaire soit fait quand les évacuations [des trois communes d’Eupen, Belen et Limbourg] sont bien terminées."

"A ce moment-là, je ne comprends pas pourquoi on ne peut pas faire voler des hélicoptères, car on a aussi besoin d’une vue d’ensemble. On peut les faire voler en tempête en pleine mer, mais pas ici, donc je redemande pourquoi on ne peut pas les mobiliser. On m’expliquera que plus tard la raison, et donc on va essayer de mobiliser des moyens d’autres pays", sans succès.

"C’est un énorme problème de ne pas avoir cette vue d’ensemble, ces inondations, c’est quelque chose qu’on ne voit pas" dans sa globalité.

"Je décide d’ajouter à l’arrêté de police d’évacuation les communes en grandes difficultés" vers 18h, c’est-à-dire les communes de Verviers, Pepinster, Trooz, Chaudfontaine et Chênée. "Pourquoi, simplement pour donner un outil à la police pour lui permettre de passer dans les rues et à demander aux gens de s’en aller. Car si l’habitation n’est pas sous eau, la police ne peut pas faire sortir des personnes des habitations, il faut donc lui permettre de le faire." Et de préciser : si l’AP d’évacuation a été publié à 19h16, les ordres ont été donnés bien avant.

Be-Alert, on confirme qu’on ne va pas l’utiliser, car le message doit être beaucoup plus fin que ça.

Dans la soirée, Catherine Delcourt et ses équipes se rendent compte que les moyens déployés ne suffisent plus. Des vies sont en danger car les sauvetages ne se déroulent pas convenablement. "Nous n’avons toujours pas d’hélicoptère, les pays limitrophes ne peuvent pas nous les fournir."

"A 23h30, le débit sortant atteint 130m²/s, ce n’est pas du tout ce qui nous avait été annoncé au départ. On me confirme que les zones jaunes ne doivent pas être évacuées. J’enclenche le mécanisme européen de Sécurité civile pour obtenir plus de moyens héliportés et de secours par bateau"

"Pendant la nuit, ce sentiment d’impuissance va s’amplifier" tellement les services de secours ne savent plus gérer les appels des habitants. "Les moyens restent insuffisants, inadéquats, pas correctement calibrés par rapport à l’ampleur de ce qui est vécu."

C’est durant cette nuit du 14 au 15 juillet que tout s’emballe, le barrage d’Eupen est proche de sa limite maximale, le barrage de Mery, à Limbourg, cède, la liaison E40 – E25 est sous eau. "On continue de travailler, d’aider ceux qui en ont besoin, dans la difficulté de venir en aide à la mobilisation"

Tôt le matin du 15 juillet, une forte montée de la Vesdre fait s’effondrer des maisons à Pepinster, remplit les rues de Verviers, "où l’évacuation n’est pas possible, la montée des eaux est trop rapide."

"Plusieurs bourgmestres me font part de leur détresse, je n’ai pas de réponse opérationnelle prête pour eux, malgré tout ce qu’on aura fait pour mobiliser ce qui est disponible. Avec la nuit qui vient de se passer, on imagine difficilement qu’il n’y ait pas de victimes. On va donc mobiliser la cellule d’identification des personnes disparues et des victimes."

"Avec mes homologues namurois et luxembourgeois, on a une discussion d’enclencher une phase fédérale et on estime que ce n’est pas nécessaire, même si ce n’est pas de notre ressort. Car on estime qu’il n’y a pas d’arbitrage des priorités qui doit être fait, tous les moyens possibles doivent être envoyés vers Liège, car c’est là qu’il y a des victimes. Un changement de niveau de gestion de crise en pleine crise, ça ralentit le processus pendant un temps". La phase fédérale est enclenchée, sur décision de la ministre, à 14h30.

Le plus fort des crues est passé, le temps est maintenant à l’organisation des recherches de victimes et de personnes disparues, de sauvetage, au relogement des personnes sinistrées, des problèmes de pillage, ainsi que l’évacuation des déchets, qui peuvent obstruer les passages mais aussi constituer un risque sanitaire ou d’incendie. Le sentiment d’insécurité sera bien présent.

"C’est la première fois, en province de Liège, que l’on a été confronté à un besoin aussi long d’urgence collective. Dans tout ce que j’ai pu connaître précédemment, jamais ce temps n’aura été aussi long : on a été à 48h. Souvent, on est sur quelques heures, parfois beaucoup moins."

Les sauvetages seront terminés dans la soirée du 17 juillet, et l’on comptera alors une vingtaine de morts, et plus d’une centaine de disparus. Le bilan définitif est de 38 morts.

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Extrait du JT du 15/10/21

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