"La chute d’une icône de la Silicon Valley." C’est ainsi que Le Figaro titrait ce mardi l’article sur la condamnation d’Elizabeth Holmes, patronne de la start-up Theranos, pour quatre délits de fraude et potentiellement des dizaines d’années de prison, par la justice californienne. Il faut dire que le parcours de la jeune cheffe d’entreprise, CEO à 19 ans, milliardaire à 31 ans, a tout d’une tragédie grecque, à la fois sur le plan juridique et médiatique. Car en 2015, lorsque le monde commence à s’intéresser à Theranos, l’entreprise, qui prétendait pouvoir réaliser des tests sanguins au bout du doigt, sans fiole ni seringue, était au sommet de sa gloire.
Le storytelling est particulièrement "alléchant", rappelle le site français Arrêt sur Images : Elizabeth Holmes n’a pas hérité, elle ne veut pas d’argent mais simplement "changer le monde", son idée d’analyse sanguine lui vient de son grand-père décédé d’un cancer, et même son look est très travaillé : col roulé noir, comme un certain Steve Jobs. Sans parler du slogan de Theranos (comprenez : "thérapie" et "diagnostic") : "Une goutte de sang peut tout changer".
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Elizabeth Holmes avait "une façon unique de capturer l’attention du public", estime le média Quartz. Ce qui lui a permis, rappelle le site, de discuter avec Rupert Murdoch et d’autres figures publiques anglo-saxonnes. En 2015, Joe Biden, alors vice-président, avait vanté les mérites du laboratoire, "une inspiration" selon lui. La presse américaine n’avait pas non plus tardé à tresser des lauriers à la jeune entrepreneuse, faisant d’elle "la prochaine Steve Jobs", selon la une du magazine Inc.
"Fake it till you make it"
La presse francophone n’était pas en reste, rappelle Arrêt sur Images, qui note que l’article de 2015 de Paris Match "en fait des tonnes" dans le storytelling : "Au départ, Elizabeth [car on l’appelle par son prénom, pour plus d’intimité, ndlr] travaille dans les sous-sols de Stanford", l’université où elle étudie, avant d’abandonner la fac pour créer son entreprise. "La jeune femme de Washington DC, admirative de son arrière-grand-père, a créé son propre destin. Un véritable empire", conclut le magazine français. En Belgique, La Libre avait réalisé un portrait tout aussi dithyrambique : "Est-ce sa peur bleue des piqûres, un papa impliqué dans l’aide au développement, ou un arrière-arrière-grand-père chirurgien et inventeur qui poussent l’Américaine Elizabeth Holmes à révolutionner le domaine de l’analyse médicale ? Ou une envie de changer le monde depuis l’enfance ?".
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Mais après un article du Wall Street Journal, Elizabeth Holmes et tout son empire sont passés du Capitole à la Roche Tarpéienne. Le journal révélait que la technologie si révolutionnaire n’était au final quasiment pas utilisée dans les analyses sanguines réalisées par Theranos. Début septembre, plusieurs témoignages au procès ont accablé l’entreprise : une femme enceinte a raconté comment elle avait cru, à tort, avoir fait une fausse couche après avoir utilisé l’un des tests. Des employés, eux, ont expliqué qu’ils avaient émis des doutes sur le fonctionnement des machines auprès de leur patronne. En restant muette, celle-ci illustrait un des principes phares de la Silicon Valley : 'fake it till you make it' ("faites semblant jusqu’à ce que ça marche").
C’est peu dire qu’une telle dégringolade aura des répercussions en Californie. "N’importe quel créateur de start-up qui pense que sa technologie n’est pas encore au point mais qu’elle finira par l’être devrait se sentir très nerveux", estime Aron Solomon, responsable juridique chez Esquire Digital. "Je vous parie que beaucoup d’entrepreneurs ont suivi le procès et se sont dit qu’ils avaient probablement fait certaines choses qu’on reproche à Elizabeth Holmes", poursuit-il.
Une histoire à raconter ?
Le storytelling va parfois très loin… et fait perdre le sens des réalités. "Il y a une différence entre avoir une vision audacieuse et mentir aux investisseurs", rappelle Patrick Moorhead, spécialiste dans les nouvelles technologies. Mais de l’aveu même de certains investisseurs, cette histoire n’a rien d’extraordinaire. "Tout le monde considère qu’Elizabeth Holmes est l’exception, pas la norme, mais en réalité ce type de comportement est bien plus répandu dans notre secteur d’activité, affirme Wesley Chan, de la société d’investissement Felicis Ventures. Rien ne va vraisemblablement changer sur ce point".
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Reste que le feuilleton a tenu en haleine les Etats-Unis et le monde de la tech en particulier. L’auteur de l’article du Wall Street Journal, John Carreyou a écrit un livre intitulé 'Bad Blood' à partir de l’affaire, et un podcast est sorti. Et Elizabeth Holmes dans tout ça ? "Pourrait-elle en tirer une autobiographie ?", se demande Quartz. Une hypothèse peu vraisemblable maintenant que l’ex-prodige de la tech a été condamnée : la loi Son of Sam aux Etats-Unis interdit aux personnes condamnées de faire du profit (films, livres) autour de leurs crimes. "L’idée que n’importe quel éditeur serait prêt à lui proposer un contrat est ridicule, affirme à Quartz Keith Urbahn, président d’une agence littéraire à Washington. Je ne doute pas qu’Elizabeth Holmes ait des fans, mais de nombreux éditeurs vont avoir du mal avec l’idée de donner une tribune à une personne qui a menti aux investisseurs et au public."