“Nommer c’est prendre position”, explique quant à elle Laura Calabrese, à qui nous avons soumis ce choix de notre rédaction. Elle est professeure d’analyse de discours à l’ULB et présidente du centre de recherche en information et en communication (ReSIC).
Pour elle, le terme choisi par les manifestants relève bien d'une " auto-nomination", mais ce n'est pas l'auto-nomination en soi qui justifie de prendre une distance journalistique. C'est plutôt le type d'auto-nomination, le fait de renvoyer à un discours sous-jacent, plus ou moins neutre ou consensuel. "Le point de vue adopté dans cette dénomination est très clair. Le nom du mouvement comporte une argumentation qui s’inscrit dans un discours qu’on connaît très bien. C’est un discours selon lequel, les opposants aux mesures de restriction dues à la pandémie se trouvent du côté du bien. Le gouvernement restreint les libertés arbitrairement en faisant un usage abusif du pouvoir. Ce même discours comporte parfois des excès très grands comme le fait de comparer des gouvernements européens à des dictatures voire au nazisme”. Laura Calabrese précise cependant que ce n’est pas parce que des citoyens participent à ces manifestations qu’ils sont forcément en accord avec l’ensemble du discours.
Le nom du mouvement comporte une argumentation qui s’inscrit dans un discours
La particularité ici, selon elle, c'est que le terme “convoi de la liberté”, “est une dénomination qui est déjà argumentative. Donc réutiliser cette dénomination, c’est aussi prendre position. Lorsque la RTBF décide de ne pas reprendre ce terme, en tant qu’entreprise médiatique, elle défend sa ligne éditoriale. On ne peut pas prétendre, face à des dénominations polémiques, qu’une entreprise de service publique qui est censée représenter tous les points de vue, puisse être neutre. Le but d’une entreprise publique c’est de représenter les différentes voix, ce qu’ils ont fait. Ils ont donné la parole aux manifestants. Mais ils donnent la parole en encadrant le discours”. Autrement dit, la neutralité qui consisterait à ne pas prendre de distance par rapport à cette dénomination nous conduirait en fait à une prise de position, comme si la rédaction adhérait au discours sous-jacent, donc nous conduirait à une non-neutralité.
Laura Calabrese l'observe, “ce n’est pas la première fois que les journalistes le font. À l’époque de l’Etat islamique, certains médias ont utilisé le mot DAESH pour ne pas utiliser l’auto-nomination " d’Etat Islamique ". C’était aussi une dénomination argumentative”.
A l'époque, la RTBF s'était également positionné sur le terme "Etat Islamique" et avait plutôt choisi de parler de " groupe terroriste- Etat Islamique". A l'époque, Jean-Pierre Jacqmin justifiait ce choix par le fait qu'il "n’existe pas en effet d’Etat a proprement parler ; il convient aussi d’éviter la confusion avec tout état qui se revendique de l’islam et nous nous trouvons face à une opération de terrorisme menée par un groupe, même s’il est très important".
Par contre, la RTBF et les autres médias n'ont pas parlé d'un mouvement "autoproclamé" des Gilets jaunes. Pour la professeure, c'est une question qui ne se posait pas aux médias de la même façon car ce terme est descriptif, il n'est pas en soi argumentatif - le fait de l'utiliser n'avait pas la même implication pour les journalistes qui n'ont donc pas été amenés à se poser les mêmes questions.
Ce n’est pas aux médias d’être d’accord avec les gens. C’est aux gens de trouver leur média
Plus encore, selon Laura Calabrese, il existe une certaine confusion dans l’esprit d’une partie du public par rapport à la notion de ligne éditoriale. “On vit une époque où les gens ont perdu la notion de ligne éditoriale. Une époque où on a l’impression que le média doit plaire à tout le monde. En fait non. Tout média a un public. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas lire plusieurs médias pour être mieux informé. Ce qu’on demande aux médias, c’est de prendre position et d’être d’accord avec moi. Cela, à une époque où les gens demandent de l’information sur mesure. Et ils l’ont : ils sont habitués à s’informer sur les réseaux sociaux, dans leur bulle de filtre. Ce n’est pas aux médias d’être d’accord avec les gens. C’est aux gens de trouver leur média”.
Notre rédaction a elle aussi sa ligne éditoriale, comme l'explique Jean-Pierre Jacqmin, le directeur de l’information. "Nous ne sommes pas des relais d’informations. Nous sélectionnons des informations et nous décidons de les diffuser parce qu’elles sont d’intérêt général et d’intérêt public". Voilà pour les grandes lignes, sur Inside, nous cherchons justement à expliciter régulièrement des choix éditoriaux précis, comme celui-ci sur le choix des mots, pour permettre à chacun d'en être informés et de se faire son opinion.
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