Pour paraphraser le rappeur Orelsan, la crise Covid a pris "l’odeur de l’essence" ce dimanche. Dans cette chanson, il décrit une société qui s’enflamme. Une société qui se déchire et va vers le crash.
35.000 personnes pour une manifestation de protestation contre les mesures sanitaires, des débordements, une mobilisation importante sous l’enseigne "Ensemble pour les libertés". On retrouve un niveau de tension qu’on avait connu au printemps lors des mobilisations du Bois de la Cambre.
Chaque vague épidémique charrie son lot de désillusions et de colère. Chaque marée érode un peu plus la cohésion de la société belge. La colère qui s’est exprimée ce dimanche est multiforme, très variée, souvent contradictoire d’ailleurs, mais placée sous l’enseigne de la contestation des restrictions mises en place pour lutter contre l’épidémie.
Qui était là dimanche ?
On y retrouve, en vrac, des clubs de motards, des anciens gilets jaunes, des gens de Civitas, association d’extrême droite ouvertement conspirationniste, des associations de supporters de foot, le député du Vlaams Belang, Dries van Langenhove, des nationalistes flamands avec leurs drapeaux et puis beaucoup de gens venus spontanément sans qu’on puisse les affilier à un mouvement.
Quels sont les messages ? Tous les manifestants étaient contre le pass sanitaire, contre une possible obligation vaccinale. Ces deux sujets semblaient faire l’unanimité. Pour le reste, il y avait aussi beaucoup de contradictions. Des gens dénonçant les vaccins et traitant les vaccinés de moutons, mais aussi des gens vaccinés (des moutons donc) qui dénoncent une dictature sanitaire avec le Covid Safe Ticket (CST). Des gens qui dénoncent le port du masque et considèrent que les gens masqués sont des moutons et des gens masqués (des moutons donc) qui dénoncent l’autoritarisme du gouvernement. Des gens pour la plupart sincèrement convaincus de ne plus vivre en démocratie. Des gens pour la plupart convaincus d’être sincères.
Hausse des tensions
Aux Pays-Bas, la situation a dégénéré. En Autriche, la contestation est également très forte. Le gouvernement peut-il craindre une mobilisation similaire ? C’est en tout cas un risque qu’il doit prendre en compte. Le risque d’une convergence des colères. Par exemple, la convergence des luttes sociales du personnel soignant avec la question de l’obligation vaccinale.
Mais il n’y a aucune réponse facile à apporter pour le gouvernement. Toute réponse comportera une dimension conflictuelle entre les libertés individuelles et les libertés collectives. Et cette dimension conflictuelle risque toujours de déboucher sur des mobilisations, de la frustration et de la colère. Il suffit de lire et d’écouter toutes ces colères qui se sont exprimées publiquement ces derniers jours. Prenons ces colères aux mots.
La colère de celui qui ce dimanche brandissait un panneau “pas d’une dictature hygiéniste pour nos enfants”. La colère de ce patient qui expliquait ce dimanche à la télé flamande que son opération d’un cancer a été repoussée en janvier faute de lit en soins intensifs.
La colère de celle qui écrit sur Facebook que le vaccin est comme un “viol de son corps”, et que "vacciner un enfant, c’est comme violer un enfant". La colère de ce soignant qui explique dans la presse qu’il n’en peut plus d’aller expliquer à des enfants que maman est morte du Covid-19 et qu’elle n’était pas vaccinée.
Irréconciliable
Ces colères sont irréconciliables. Le gouvernement ne peut pas l’éviter, il peut par contre limiter autant que possible la casse en essayant de construire un débat public de qualité. Un débat public qui canalise ces colères et peut-être en évite certaines. Le débat sur l’obligation vaccinale, par exemple, confié au commissaire Corona Pedro Facon. Pourquoi pas un rapport ? La vaccination obligatoire vaut bien un rapport.
Mais pourquoi la vaccination obligatoire ne vaut-elle pas un grand débat au Parlement, avec des auditions, des experts, des prises de paroles ? Sur le CST, dont l’efficacité est de plus en plus discutée, même chose. Ce n’est pas qu’on n’en parle pas au Parlement, c’est que les discussions qui y sont menées ne sont pas décisives, et ne pèsent que trop peu. Il est bien possible qu’oser plus de démocratie, plus de Parlement pour gérer une crise ne fonctionne pas et que la montée des tensions soit inéluctable. Mais il est bien possible aussi que reléguer le Parlement sur des questions aussi cruciales fonctionne encore moins bien et participe à diffuser encore un peu plus "l’odeur de l’essence".
Débattre, organiser une discussion publique argumentée, ne sera pas possible sans redonner un rôle plus central au Parlement. C’est la seule manière pour les démocraties de contrer le catastrophisme d’Orelsan : "Plus personne écoute, tout l’monde s’exprime. Personne change d’avis, que des débats stériles. Tout l’monde s’excite parce que tout l’monde s’excite. Que des opinions tranchées, rien n’est jamais précis".