Politique

Coûts non publiés, rapports d’activités incomplets : l’opacité autour des voyages des députés francophones de la Fédération Wallonie-Bruxelles

© Cristian Abarca

Face aux récents scandales, le Parlement wallon vient de modifier son règlement pour mieux encadrer les missions des parlementaires. Mais ces mêmes députés wallons voyagent aussi à l’étranger dans le cadre de leur travail au sein du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (PFWB). Comment les missions sont-elles encadrées au sein de ce parlement ?


L’essentiel

  • Les rapports d’activité du PFWB sont censés être exhaustifs mais une mission sur huit n’est pas rapportée. Dans un tiers des cas, la composition des délégations inscrites dans ces rapports est incomplète.
  • Le PFWB accorde une dotation annuelle de 285.000 euros pour la gestion et l’organisation de ces missions. Pourtant, les rapports d’activité et autres documents publics ne font pas état des coûts par mission.
  • L’article 103 du règlement du PFWB régit les missions parlementaires, mais ces règles ne s’appliquent pas si les délégations sont invitées et les missions de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) n’y sont pas non plus soumises. Or, il s’agit du principal organisateur de missions du PFWB.
  • Contrairement à ce que prévoit l’article 103, les documents de travail liés à ces missions ne sont pas disponibles sur le site du PFWB et des rapports ne sont pas publiés systématiquement après chaque mission.

Maroc, Polynésie française, Madagascar, Burkina Faso, Sénégal, Cap-Vert… Non, vous ne lisez pas le catalogue d’une agence de voyages, mais quelques destinations des missions réalisées dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF). Cette assemblée francophone internationale, constituée de 91 sections à travers le monde, vise à faire la promotion de la diplomatie parlementaire francophone. C’est par cet organe que se passe la grande majorité des missions à l’étranger des députés francophones organisées dans le cadre du Parlement de la Communauté française (désormais PFWB).

"L’APF, c’est un outil de coopération interparlementaire. Elle poursuit un objectif de coopération interparlementaire, de coopération démocratique sur base de la langue. Évidemment, cela ne concerne pas que la culture francophone, mais également et de plus en plus les droits de l’homme et aussi, je l’espère encore plus, le développement durable", explique Matthieu Daele (Écolo), vice-président au PFWB et président de la section belge de l’APF depuis 2019.

Matthieu Daele : "L'APF, c'est un outil de coopération interparlementaire"

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Rapports exhaustifs en théorie

En théorie, toutes les missions effectuées dans le cadre de l’APF devraient se retrouver dans les rapports d’activité du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles et dans les rapports d’activité semestriels de la section belge, une initiative lancée par Matthieu Daele depuis son entrée en fonction à la section belge de l’APF.

Comme en témoigne ce PV du Bureau de la section belge de l’APF du 10 janvier obtenu par nos soins, Xavier Baeselen, le greffier du PFWB, également éditeur responsable des rapports d’activité de ce Parlement, rappelle que ces rapports relatent "l’ensemble des missions" "et ce en relation avec les fonctions qu’ils ont à assumer."

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Après analyse détaillée de tous les rapports d’activité du PFWB et ceux de la section belge de l’APF, nous avons répertorié 166 missions à l’étranger depuis le début de la législature en mai 2014. La grande majorité d’entre elles (121) sont organisées dans le cadre de l’APF. Dans les autres cas, il s’agit généralement de visites de courtoisie, de missions parlementaires bilatérales (groupe d’amitiés) ou de réunions d’autres assemblées interparlementaires comme la Conférence des assemblées législatives des régions d’Europe (CALRE).

Au moins une mission sur huit non répertoriée

Site de l’APF, section canadienne, réseaux sociaux… Dans le cadre de cette enquête, nous avons consulté des milliers de documents liés aux activités de l’APF. Objectif ? Récolter davantage d’informations sur les voyages des parlementaires francophones belges à l’étranger depuis la précédente législature.

Et les conclusions sont surprenantes : alors que les rapports du PFWB recensent 166 missions, nous arrivons à 28 de plus. Cela veut dire que près de 15% des missions réalisées par des représentants politiques ne sont pas répertoriés dans ces rapports.

Philippe Courard (PS), ancien président du PFWB et actuel sénateur et rapporteur de la commission politique de l’APF, est étonné de ce fait : "J’ai du mal à le croire. Je pense que vous mélangez les missions APF et OIF. Quand je pars en mission OIF, c’est pris en charge par l’OIF, pas par le Parlement."

L’Organisation internationale de la Francophonie réunit les chefs d’État afin de promouvoir la langue française et la diversité culturelle et linguistique. Quant à l’APF, elle réunit les parlementaires, c’est en quelque sorte l’assemblée parlementaire de l’OIF. Contrairement à ce que prétend le sénateur socialiste, certaines missions organisées par l’OIF figurent bel et bien dans les rapports du PFWB, même si elles sont financées par l’OIF. On retrouve par exemple la mission d’information et de contacts au Tchad en juin 2021 réalisée par la sénatrice PS Nadia El Yousfi.

Retrouvez la carte contenant les 28 missions des députés francophones qui ne figurent ni dans les rapports d’activité du PFWB, ni dans les rapports de la section belge de l’APF :

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Composition de délégation incomplète dans un tiers des cas

Il arrive aussi régulièrement que les rapports d’activité du PFWB mentionnent une mission, mais pas l’ensemble des participants, ce que nous qualifierons de "voyage non répertoriés". En nous basant sur ces rapports, nous avons pu recenser 229 voyages de représentants politiques dans le cadre de l’APF et d’autres missions internationales du PFWB depuis 2014. Pourtant, en poursuivant les recherches en ligne, nous avons découvert que les rapports ne répertoriaient pas la participation de représentants politiques pour 113 voyages, soit dans un tiers de cas.

Par exemple, cette photo de groupe publiée sur la page Facebook de l’APF internationale à l’occasion de la 44e Assemblée générale de l’APF à Québec. Le rapport d’activité du PFWB 2017-2018 mentionne cet événement mais n’indique pas les noms des participants belges. Pourtant, ils étaient 7 représentants politiques sans compter le greffier du PFWB. Xavier Baeselen y était par ailleurs présent en sa qualité de secrétaire général administratif adjoint de l’APF, une fonction qu’il exerce depuis fin 2012.

(De gauche à droite : Xavier Baeselen, Jean-Charles Luperto, Philippe Courard, Nadia El Yousfi, Hamza Fassi-Fihri, Bruno Lefebvre, Jean-Paul Wahl, Françoise Bertieaux)
(De gauche à droite : Xavier Baeselen, Jean-Charles Luperto, Philippe Courard, Nadia El Yousfi, Hamza Fassi-Fihri, Bruno Lefebvre, Jean-Paul Wahl, Françoise Bertieaux) © Page Facebook de l’APF internationale

Mission organisée par un tiers ?

Face à ce constat, nous avons contacté l’administration du PFWB pour demander la liste exhaustive des missions organisées dans le cadre de l’APF ainsi que les coûts de ces missions depuis 2014. Après insistance auprès de Matthieu Daele, nous avons finalement obtenu la liste des missions ainsi que leurs coûts pour les seules années 2021 et 2022 (liste déjà envoyée à nos confrères de La Libre).

Cette liste soulève d’autres questions : elle répertorie, elle aussi, des missions qui ne se retrouvent pas dans les rapports d’activité du PFWB. Il n’est par exemple pas fait mention de la mission de Françoise Schepmans du 6 au 11 mars 2022 à 2807 euros à Dubaï. Elle était pourtant partie en tant que première vice-présidente du Réseau des femmes dans le cadre de l’Assemblée générale de l’Assemblée parlementaire de la Méditerranée.

Aucune trace non plus de la mission de Jean-Charles Luperto et de Nadia El Yousfi à Rome pour " renforcer les liens entre le Parlement italien et de l’APF " (mission financée par l’APF).

Le président de la section belge explique les décalages entre la liste qu’il a fournie et les rapports d’activité : "Certaines missions ne se retrouvaient pas dans le rapport d’activité parce qu’elles étaient exercées pour le compte de quelqu’un d’autre, c’est-à-dire pas pour la section. Vous m’avez cité l’exemple de madame Schepmans qui avait été mandatée par l’APF international pour aller représenter l’APF international à un autre endroit. Et donc ça ne se retrouve pas dans le rapport de la section belge parce qu’elle ne représentait pas la section belge."

Matthieu Daele : "Certaines missions ne sont pas dans le rapport d'activité parce qu'exercées pour le compte de quelqu'un d'autre"

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Pourtant, d’autres missions organisées par des tiers apparaissent bel et bien dans le rapport d’activité. Il est par exemple inscrit dans le rapport de la section belge de l’APF que la députée PFWB et sénatrice Latifa Gahouchi (PS) est partie pendant 10 jours à Phnom Penh au Cambodge en septembre 2022 pour participer au "Séminaire sur l’autonomisation économique des femmes en milieu rural au Cambodge" "à la demande de la section cambodgienne de l’APF". Le coût de la mission a été pris en charge par l’APF internationale.

Outre l’absence de certaines missions, les dates de voyages répertoriées posent par ailleurs question. Par exemple, dans le rapport d’activité du PFWB, on lit : " Du 12 au 15 mai 2022, M. Philippe COURARD, rapporteur à la commission politique a rencontré à Québec les membres du groupe de travail chargé d’examiner la refonte des statuts de l’APF. " Or, dans la liste fournie, il est indiqué que l’ancien président du PFWB est parti du 9 au 15 mai.

Matthieu Daele justifie : "Il se peut qu’il y ait des différences entre les dates qu’on choisit : est-ce que c’est la date où le député part de Belgique ou la date où la réunion commence sur place ? Ce n’est jamais la même date, ça c’est sûr."

Exceptions à l’article 103

Les députés du PFWB respectent-ils les règles en matière de transparence lorsqu’ils voyagent ? Pour répondre à cette question, il faut consulter l’article 103 du règlement du PFWB qui régit les missions parlementaires.

En théorie, toute mission doit être préalablement motivée, poursuivre un programme bien défini et contenir une estimation des coûts. Et, après chaque mission de diplomatie parlementaire, un rapport doit être mis en ligne. On doit également y mentionner la composition de la délégation.

Or, dans les faits, les documents de travail (rapports, interventions, documents de travail) ne sont pas disponibles sur le site du PFWB et des rapports ne sont pas publiés après chaque mission.

Aucune trace non plus de la mission de Jean-Charles Luperto et de Nadia El Yousfi à Rome pour " renforcer les liens entre le Parlement italien et de l’APF " (mission financée par l’APF).

Le président de la section belge explique les décalages entre la liste qu’il a fournie et les rapports d’activité : "Certaines missions ne se retrouvaient pas dans le rapport d’activité parce qu’elles étaient exercées pour le compte de quelqu’un d’autre, c’est-à-dire pas pour la section. Vous m’avez cité l’exemple de madame Schepmans qui avait été mandatée par l’APF international pour aller représenter l’APF international à un autre endroit. Et donc ça ne se retrouve pas dans le rapport de la section belge parce qu’elle ne représentait pas la section belge."

En poursuivant la lecture de l’article 103, les deux derniers paragraphes surprennent :

Cet article ne s’applique pas si les délégations sont invitées. Or, quand les députés se rendent à l’étranger, c’est quasi toujours sur invitation, confirme Matthieu Daele : "Lorsqu’il y a des missions de l’APF, c’est soit une mission pour assister à une réunion de bureau, à une assemblée générale, à une commission, à un réseau et dans ce cas-là, c’est l’APF internationale qui organise à l’invitation d’une section, c’est-à-dire, par exemple, le prochain bureau se déroulera à Bruxelles."

C’est surtout le dernier paragraphe de l’article 103 qui pose le plus de questions : "La Conférence des présidents proposera des modifications nécessaires pour adapter le présent règlement aux missions organisées dans le cadre de l’APF."

Serait-ce une manière d’éviter d’appliquer les règles en matière de transparence ? Aucunement, se dédouane Matthieu Daele, actuellement vice-président du PFWB. La modification du règlement a eu lieu en 2013 après le "California Gate" : "Je n’étais pas membre de la Conférence des présidents à l’époque. J’imagine que, quand ils ont voté ça, ils ont dit que les règles devaient aussi s’appliquer à l’APF. Le règlement du PFWB n’est pas contraignant juridiquement pour l’APF. Donc il est nécessaire que la section belge de l’APF décide de se calquer là-dessus. J’imagine que c’est ça qu’ils ont voulu dire et ce qui m’a été dit depuis. En tout cas ce que je constate depuis 2019, c’est que ces mêmes règles s’appliquent."

Matthieu Daele sur les missions de l'APF: "Les règles s'appliquent"

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Aucune information sur les coûts dans les rapports

En consultant les projets de budget de fonctionnement du PFWB, on constate que le parlement francophone budgétise chaque année 756.000 euros pour le compte de l’APF : une dotation de 285.000 euros pour le fonctionnement de la section belge et 471.000 euros de dotations complémentaires. Ces montants restent par ailleurs inchangés depuis 2017.

Les rapports d’activité ne contiennent cependant aucune information sur les coûts des missions à l’étranger. Pourtant, les montants des voyages peuvent vite grimper étant donné que, pour les vols de nuit et de plus de 5 heures, les membres de la délégation prennent un billet en business class. Cela pourrait expliquer en partie pourquoi la section belge a déboursé 78.000 euros pour que neuf parlementaires et deux fonctionnaires participent à la 47e session de l’Assemblée générale de l’APF à Kigali en juillet 2022.

Chaque section de l’APF rapporte ses missions à sa façon. Contrairement à la section belge, la section canadienne publie un rapport après chaque mission internationale. Il comprend le détail de l’intervention des membres de la section, la liste des participants ainsi que la ventilation des coûts par rubrique.

Mais ce n’est pas tout, les Canadiens sont à ce point transparents qu’il est possible de retrouver la présence de députés belges alors qu’ils ne figurent même pas dans les rapports du PFWB.

Par exemple, sur cette photo prise en octobre 2018 lors de 31e Assemblée régionale Europe à Andorre, on voit cinq représentants belges : (de gauche à droite) : Jean-Paul Luperto (PS), Gilles Mouyard (MR), Hamza Fassi-Fihri (cdH), Jean-Paul Wahl (MR) et Philippe Courard (PS).

Dans les rapports du PFWB, seul le nom de Jean-Paul Wahl, alors chargé Mission Europe, est mentionné. 

(de gauche à droite) : Jean-Paul Luperto (PS), Gilles Mouyard (MR), Hamza Fassi-Fihri (cdH), Jean-Paul Wahl (MR) et Philippe Courard (PS).
(de gauche à droite) : Jean-Paul Luperto (PS), Gilles Mouyard (MR), Hamza Fassi-Fihri (cdH), Jean-Paul Wahl (MR) et Philippe Courard (PS). © Tous droits réservés

Modèle canadien

Pourquoi ne pas s’inspirer de la méthode canadienne pour établir des rapports ? " Au niveau des coûts, ils sont disponibles depuis 2021. Je pense que dès le rapport de 2023, tout sera dans le même document. On est en  marge de progression, mais il n’y a pas une volonté de les cacher", assure Matthieu Daele.

En ce qui concerne notre demande de liste détaillée des missions depuis 2014 incluant les coûts, le président de section renvoie vers les rapports d’activité : "C’était la législature précédente. Si on demandait ça à l’administration, ça nécessiterait une grosse charge de travail pour son équipe. Si on lui mettait ça comme priorité, elle le ferait bien évidemment, mais elle en avait également beaucoup d’autres et notamment la préparation de nombreuses choses qui se passent ici, au Parlement, et donc que ça allait l’empêcher de faire d’autres priorités."

Matthieu Daele: "On est en cours de marge de progression"

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Conclusion

Les rapports d’activité du PFWB sont censés être exhaustifs, mais une mission sur huit n’est pas rapportée. Dans un tiers des cas, la composition des délégations inscrites dans ces rapports est incomplète. Nous avons passé des semaines à éplucher les réseaux sociaux et des milliers de documents pour arriver à cette conclusion. 

Contrairement à la section belge, la section canadienne publie un rapport après chaque mission internationale. Il comprend le détail de l’intervention des membres de la section, la liste des participants ainsi que la ventilation des coûts par rubrique. Les Canadiens sont à ce point transparents qu’il est possible de retrouver la présence de députés belges alors qu’ils ne figurent même pas dans les rapports du PFWB.

Même si l'opacité règne autour des missions parlementaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles, on ne peut pas parler d'illégalité. Les législateurs ont pris soin d'adapter le règlement pour ne pas devoir respecter les règles de transparence liées aux missions parlementaires. 

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