Psychologie

Crise énergétique, crise climatique… : face à un horizon qui semble bouché, l’importance de soigner la santé mentale

© Malte Mueller/Getty Images

Crise économique, crise migratoire, dérèglement climatique, crise sanitaire, guerres, et plus récemment crise énergétique et inflation… La liste est encore longue tant les préoccupations à travers le monde se multiplient.

Alors que le contexte influe de manière générale sur le bien-être mental, ceci est particulièrement marquant en période de crise. Une étude Sciensano relève en effet un lien entre une santé mentale détériorée et les inquiétudes liées à la hausse des prix de l’énergie, à la guerre en Ukraine et à la crise climatique.

Dans ce contexte où les bouleversements se succèdent et dont l’impact global est plus élevé que la somme de leurs impacts isolés, appelé "polycrise" par le sociologue Edgar Morin en 1990 (déjà…), difficile de continuer à se projeter, pour celles et ceux qui ont encore ce luxe. Comment rester alors résilient et ne pas sombrer ? Comment prévenir l’impact des crises qui se profilent sur notre santé mentale ? Une recherche pourtant encore trop peu développée et sous-financée à côté de la santé somatique.

19% des adultes en Belgique présentent des symptômes d’anxiété

Alors que les problèmes de santé mentale sont fréquents – un Belge sur trois y est confronté au cours de sa vie -, ces derniers sont amenés à être augmentés à mesure que les crises se succèdent. L’étude BELHEALTH de Sciensano (octobre 2022) a mis en évidence que 19% des adultes en Belgique présentent des symptômes d’anxiété et 17% des symptômes de dépression. Si ces chiffres sont inférieurs à ceux enregistrés lors du Covid-19 (23% et 22% respectivement en décembre 2020), ils restent toutefois nettement supérieurs à ceux de 2018 (11% et 9% respectivement).

Un constat préoccupant quand on sait que ces maux représentent un fardeau social et économique, tant au niveau individuel que sociétal. En effet, les personnes souffrant de troubles sévères de santé mentale se voient de plus en plus exclues socialement, avec pour conséquences un faible taux d’emploi et donc un faible revenu, indique Pierre Smith, docteur en sciences de la santé publique, spécialisé en santé mentale.

En 2015, leurs coûts économiques (en ce compris les coûts pour le système de santé, la sécurité sociale et le marché du travail) représentaient 5% du produit intérieur brut de la Belgique, un des pourcentages les plus élevés des pays de l’OCDE.

"En plus d’être fréquents, les problèmes de santé mentale induisent un fardeau important en termes d’incapacité. L’étude sur le fardeau des maladies en Belgique menée par Sciensano a mis en évidence que les problèmes de santé mentale sont responsables de 21% du fardeau des maladies en Belgique, le pourcentage le plus important, devant les cancers (19%) et les troubles musculo-squeletique (14%)", poursuit le chercheur au département de santé publique et épidémiologie de Sciensano.

Toujours dans l’étude BELHEATH de Sciensano, les inquiétudes les plus fréquemment évoquées par les plus de 7000 sondés sont la hausse des prix de l’énergie (70%) et la guerre en Ukraine (56%) et le changement climatique (39%).

Peut-on dès lors parler d’une certaine hiérarchie entre ces différentes sources d’inquiétudes ? "Pas spécialement", répond Pierre Smith. "Plus les crises auront un impact sur nos déterminants sociaux et notre quotidien, plus elles auront un impact négatif sur notre santé mentale."

Ann DeSmet, docteure et professeure en psychologie de la santé à l’ULB, parle ainsi d’interconnexions. "L’impact du changement climatique sera plus fortement ressenti par les personnes de faible statut socio-économique. Elles vivent par exemple plus souvent en milieu urbain, subissent des canicules et n’ont pas les moyens financiers ni la possibilité en tant que locataire de mieux isoler ou d’investir dans la climatisation de leur maison pour se protéger des effets du changement climatique", note-t-elle.

De la crise climatique à l’écoanxiété

Face aux nombreuses conséquences directes et indirectes du dérèglement climatique et à l’inaction politique, de plus en plus de personnes souffrent d’éco-anxiété, soit l’angoisse et l’appréhension des changements perçus comme irréversibles sur l’environnement. Puisqu’elle n’est pas considérée comme une pathologie (et heureusement, souffle Alexandre Heeren, chercheur qualifié FNRS), un manque de données scientifiques et donc de recommandations cliniques entraîne dans bien des cas une prise en charge limitée, voire inexistante, des personnes qui se disent éco-anxieuses.

En effet, alors qu'"une étude aux États-Unis a montré que plus de 80% des praticiens interrogés estimaient que le changement climatique était un problème susceptible d’avoir un impact sur la santé mentale, […] seulement un tiers estimait qu’ils étaient bien préparés à donner un traitement", relève Ann DeSmet. Si les données manquent en Belgique, le constat n’est pas très différent de l’autre côté de l’océan.

Par ailleurs, "il est possible que lorsque les personnes souffrant d’éco-anxiété ont également d’autres problèmes d’anxiété qu’elles présentent pendant la thérapie, et que donc les professionnels traitent les troubles anxieux généraux et ne les considèrent pas comme de l’éco-anxiété. Ou même que les personnes souffrant d’éco-anxiété pour une variété de raisons ne demandent pas d’aide", ajoute la chercheuse à l’Unité de recherche en Psychosomatique et psycho-oncologie (URPP).

Après avoir sondé plus de 2000 personnes dans huit pays (Suisse, France, Algérie, Congo, Gabon, Maroc, et Rwanda), dont la Belgique, Alexandre Heeren a pu mettre en évidence que 12% de la population, à quelques décimales près en fonction des pays, souffre d’éco-anxiété qualifiée d’invalidante. Car un autre aspect à prendre en compte, outre la reconnaissance de ce mal-être, est son degré de manifestation.

"Même lorsqu’elles sont désagréables, les émotions ne sont pas là pour décorer. Elles ont une fonction dans la vie quotidienne", rappelle Alexandre Heeren. Ainsi, celle de l’anxiété est de nous permettre de mobiliser notre attention et donc notre vigilance.

L’éco-anxiété peut être une menace pour la transition écologique si elle est trop forte.

Trop élevée, l’anxiété devient toutefois paralysante. Pareil pour l’éco-anxiété. "Jusqu’à un certain seuil, elle est associée positivement à des comportements pro-environnementaux, c’est-à-dire faire attention à la mobilité, à la manière de consommer, au tri des déchets. Mais plus l’éco-anxiété monte, plus cette association se découpe et disparaît. De plus en plus de conséquences fonctionnelles invalidantes apparaissent. Je ne sais plus sortir de chez moi, je suis paralysé, je pleure régulièrement, je fais des cauchemars, je n’arrive plus à me concentrer", explique le professeur de psychologie à l’UCLouvain. De cette manière, l’éco-anxiété peut aussi bien être une force mobilisatrice jusqu’à un certain niveau, tout comme "une menace pour la transition écologique si elle est trop forte".

La crise énergétique et les inquiétudes financières qui en découlent

Dans le rapport de Sciensano, 88% des sondés disaient diminuer le chauffage, 58% achètent moins en général, ou encore 53% fréquentent moins les bars/restaurants.

Des pourcentages qui n’ont rien d’étonnant pour Pierre Smith, professeur à l’UCLouvain. "L’augmentation des prix de l’énergie influence nos déterminants sociaux : cette augmentation diminue notre pouvoir d’achat, peut entraîner des situations complexes comme l’incapacité de payer ses factures ou un endettement, avec donc un impact négatif sur notre santé mentale."

Les inquiétudes financières représentent une source chronique de stress et affectent également toutes sortes d’autres besoins.

De son côté, Ann DeSmet rapporte qu’en Flandre, Télé-Accueil a constaté une augmentation des appels en rapport à la crise énergétique, en particulier de personnes célibataires et âgées, qui craignent de ne pas pouvoir payer leurs factures. "Les inquiétudes financières sont très éprouvantes pour notre santé mentale, elles représentent une source chronique de stress et affectent également toutes sortes d’autres besoins et objectifs de base que nous trouvons importants dans la vie, comme pouvoir acheter de la nourriture, prendre soin des enfants, etc.", commente-t-elle.

Par ailleurs, outre ce stress chronique, "c’est le manque de contrôle et le fait de ne pas être en mesure d’anticiper qui peuvent avoir un impact négatif sur notre santé mentale".

Un besoin urgent de financement pérenne

Que cela soit au regard de l’éco-anxiété, des effets de la crise énergétique ou de toute autre crise, les trois professionnels de la santé appuient le besoin urgent de financer les services de la santé mentale afin de "répondre rapidement et efficacement à une augmentation des besoins".

"Avec une attention particulière aux inégalités de santé et aux groupes vulnérables", insiste Pierre Smith. Nous ne sommes en effet pas égaux face aux crises. Les différentes études de Sciensano ont mis en évidence que les risques varient en fonction de facteurs tels que l’âge, le genre, le niveau d’éducation, etc. Ainsi, les jeunes, les femmes, les personnes socio-économiquement défavorisées, les personnes vivant seules sont plus vulnérables en matière de santé mentale.

Or, "une meilleure résilience de la population repose, entre autres, sur un soutien de nos déterminants sociaux", souligne le docteur en sciences de la santé publique. Pour cela, il importe de "mettre en place des politiques et interventions pour limiter l’impact de ces crises sur notre quotidien : emplois, vie sociale, revenu, logement, etc."

Pour Alexandre Heeren, il en va également de la préparation des étudiants de la santé à l’éco-anxiété. "Pour les spécificités cliniques, on n’en sait encore rien. Les cliniciens travaillent un peu à l’improvisation", avance-t-il. Et de souligner la nécessité de rendre l’accès à ces services plus accessibles.

"Il faut accorder beaucoup plus d’attention à la prévention et à la promotion de la santé mentale. Le délai entre les premiers symptômes et la recherche d’une aide professionnelle peut s’étendre sur plusieurs années. De plus, le traitement n’est pas toujours efficace et même après un traitement réussi, il y a des effets résiduels sur la santé et le fonctionnement dans la société", complète Ann DeSmet.

Comment donc rester résilient ?

"L’intégration sociale, l’activité physique pour favoriser la résistance au stress, une alimentation saine comme prendre le petit-déjeuner, manger beaucoup de fruits et de légumes, dormir suffisamment", autant de recommandations qui peuvent sembler "trop simplistes et pas assez sophistiquées pour aborder quelque chose d’aussi complexe que notre santé mentale, mais tous ces éléments se sont avérés efficaces", assure Ann DeSmet.

La professeure à l’ULB préconise également beaucoup plus d’attention et d’interventions "pour aider les gens à augmenter leurs propres forces, car nous ne pourrons pas éviter toutes les crises qui surviennent dans la société". "Les initiatives des psychologues de première ligne, qui se concentrent sur le renforcement des ressources propres de la personne, en soutenant l’autonomie de la personne, avec un petit nombre de séances beaucoup plus tôt dans le développement de problèmes de santé mentale, et ne se concentrent pas uniquement sur la psychothérapie pour les troubles mentaux les plus graves, sont déjà un pas en avant vers un renforcement de la résilience", reconnaît Ann DeSmet.

Chez les jeunes, plus touchés mentalement par ces crises, notamment en raison d’une surexposition de l’information et de contenus négatifs, Alexandre Heeren favorise une vision plus modérée de l’actualité et invite à trouver des activités qui ont du sens. "Il faudrait aussi changer l’éducation, en favorisant l’espoir et l’agentivité, qui ne sont pas forcément valorisés dans nos systèmes actuels", ajoute-t-il. Un changement sociétal, qui ne peut se faire qu'accompagné d'un financement des services de la santé mentale. 

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