Littérature

“Dans la maison rêvée” : une relation abusive dont vous êtes l'héroïne

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Dans un récit autobiographique inédit, l'autrice américaine Carmen Maria Machado ("Son corps et autres célébrations") revient sur sa relation avec une femme charismatique et abusive. Un ouvrage ludique, choquant et passionnant.

En littérature, parler de ce qu'on a vécu peut s'avérer encore plus difficile que d'inventer une histoire. Comment trouver les mots justes pour décrire ce qu'on nous a fait vivre ? Quelle forme donner à un récit qui s'appuie sur notre passé ? La tâche peut se révéler d’autant plus ardue lorsque le témoignage évoque des traumatismes. Mais s'engouffrer dans son passé, et l'exorciser par la littérature, était une nécessité pour Carmen Maria Machado, qui s'y est appliquée avec une inventivité folle dans “In the Dream House”. Dans cet essai, qui vient de paraître en français dans une excellente traduction d'Hélène Cohen (sous le titre "Dans la maison rêvée"), l'autrice américaine se penche sur sa relation amoureuse avec une femme séduisante et charismatique qui s'est transformée en cauchemar, à force d'abus verbaux et de manipulations en tout genre.

"T’avise pas d’écrire là-dessus. Je te l’interdis. Tu m’as bien comprise ?" Tu ignores si elle parle de la femme ou d’elle, mais tu hoches la tête. La peur nous pousse tous au mensonge.

Pour mieux saisir cette relation qui la hante encore aujourd'hui, Machado fragmente, divisant son récit en une centaine de chapitres courts, chacun approchant la relation dans un style, une perspective ou une époque différente. On passe ainsi du roman sentimental au gothique américain, de la confession à l'analyse de film, d'une réflexion sur la représentation des lesbiennes dans les médias à une effroyable anecdote personnelle. Un chapitre est même construit à la manière d'"Un livre dont vous êtes héros", nous obligeant à sauter de pages en pages sans nous offrir d'issue — une façon de nous immerger dans ce qu'elle a vécu, de nous faire ressentir cette incapacité à s'extraire de cette relation toxique qui l'a paralysée si longtemps. Son témoignage n'est d'ailleurs pas raconté à la première personne du singulier, mais à la deuxième, comme pour mieux nous mettre à sa place. Rédiger son récit en tu lui permets aussi de se dissocier de cette personne qu'elle a été, et dans laquelle elle a parfois a du mal à se reconnaître. 

"Une majorité des violences conjugales sont parfaitement légales", note l'autrice, qui explore avec lucidité les représentations souvent erronées qu'on se fait des relations abusives. Les violences qu'elle a subies sont davantage d'ordre psychologique que physique, mais elles n'en sont pas moins épouvantables. Le gaslighting, les abus verbaux, l'emprise, le harcèlement : la gorge se serre à la lecture de ses souffrances. Machado recompose aussi l'histoire culturelle et sociale de ces violences dans les relations homosexuelles, et plus particulièrement lesbiennes — un sujet qu'elle n'est pas la première à aborder, mais qui reste encore tabou. "Des années durant je me suis efforcée de trouver des exemples de ce que j’avais moi-même vécu dans l’histoire des femmes queer", explique-t-elle dans un chapitre qui déplore que les individus à la marge doivent faire meilleure figure que celles et ceux appartenant au courant dominant. "Nous méritons que nos méfaits soient représentés au même titre que notre héroïsme, car lorsque nous refusons à un groupe la possibilité même de ses méfaits, c’est son humanité tout entière que nous nions" écrit-elle ailleurs. En évoquant de manière ludique et érudite sa relation, l'autrice refuse cette loi du silence, et réclame son humanité. Un récit saisissant, d'une remarquable franchise. 

Dans la maison rêvée” de Carmen Maria Machado, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen. Edition Christian Bourgeois. 384 pages.

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