Belgique

De la comparaison à l’obsession : comment les réseaux sociaux amplifient les troubles du comportement alimentaire

© Quentin Vanhoof via capture d’écran TikTok

Par Estelle De Houck

Réseaux sociaux et comparaison sont bons amis. Et c’est le "jeu". Mais quand on est jeune, parfois mal dans sa peau, et sujet à des troubles du comportement alimentaire (TCA), ces espaces virtuels n’ont rien d’un cercle vertueux. Corps filiformes, nourriture saine et routines sportives à tire-larigot, ce que voient certains jeunes a de quoi devenir une obsession. La faute à qui ?

"Grandir avec les réseaux, ça peut briser l’image que tu as de toi". À 23 ans, Caroline souffre d’hyperphagie, un trouble alimentaire qui consiste à ingérer de grandes quantités d’aliments sans comportement compensatoire (ex. sport, vomissement, prise de laxatif, etc.).

Si son trouble du comportement alimentaire (TCA) remonte à l’adolescence, elle est convaincue que les réseaux sociaux ont amplifié le phénomène. "Je me sentais déjà mal quand je regardais les filles de téléréalité à la télévision. Et puis il y a eu les réseaux : dès que tu ouvres Instagram, il n’y a que des filles dénudées au corps parfait et qui ne font rien de leurs journées."

De là naissent les comparaisons. Mal dans sa peau, l’adolescente commence à restreindre son alimentation. Son objectif : perdre du poids par tous les moyens. Et c’est à force de privations que la jeune femme connaît peu à peu les pulsions alimentaires qui la hantent encore à l’heure actuelle.

Les réseaux ont clairement contribué à ma retombée dans l’anorexie

Pour Maureen aussi, les réseaux ont leur part de responsabilité. Anorexique durant son adolescence, la jeune femme de 24 ans se portait pourtant mieux depuis quelques années… Jusqu’à ce que débute la crise sanitaire.

"Il est clair qu’en ayant constamment les yeux rivés devant un écran qui nous expose de la nourriture et des modèles de beauté, on peut vite perdre pied", explique-t-elle. "Les réseaux ont clairement contribué à ma retombée dans l’anorexie."

Les réseaux, un terrain fertile

D’après la psychologue comportementale et nutrithérapeute Alexandra Rousselle, Maureen et Caroline ne sont pas les seules à pointer la relation entre leur utilisation des réseaux et leur TCA. "Il existe clairement un lien que j’observe en consultation", affirme-t-elle.

Nota bene : il s’agit d’une influence, il n’est pas question d’origine. En effet, "derrière les troubles du comportement alimentaire, il y a des facteurs personnels, familiaux, environnementaux, transgénérationnels, sociaux, etc. à prendre en compte", rappelle Sophie Maes, pédopsychiatre et cheffe de service pour l’Unité pour adolescents du Centre hospitalier Le Domaine à Braine-l’Alleud.

A noter que, selon la sixième enquête de santé Covid-19, parue en avril 2021, 11% des Belges présentaient des signes de troubles alimentaires, contre 7% en 2018 et 8% en 2013.

La promotion d’un mode de vie édulcoré

Il faut dire que sur les réseaux, l’herbe est vite plus verte ailleurs. Alors si la plupart des influenceuses "à la mode" exhibent leur silhouette taillée sur les standards de beauté, l’estime de soi des jeunes mal dans leur peau peut en prendre un coup. Ils se mettent alors à suivre des comptes dédiés au sport et à la nutrition, à la recherche de trucs et astuces pour atteindre leur nouvel objectif.

© Quentin Vanhoof via captures d’écran TikTok

"Ce qui revient beaucoup – et qui a été accentué pendant le confinement – ce sont tous ces contenus de femmes qui font du sport, qui ont un corps athlétique mais qui ne mangent pratiquement que des fruits et des céréales", remarque Alexandra Rousselle. Et si cela motive certains à faire du sport, ces contenus parfois anodins peuvent favoriser les troubles des autres.

Je voulais toujours faire plus sain. C’était dans l’exagération, l’extrême

Et de la comparaison à l’obsession, il n’y a qu’un pas. "J’ai déjà fait partie de groupes axés sur la nourriture saine", raconte Maureen. "Mais le problème, c’est qu’une personne qui est anorexique va confondre le sain avec son trouble du comportement alimentaire. Du coup, je voulais toujours faire plus sain. C’était dans l’exagération, l’extrême."

Une spirale infernale

Résultat, les recherches et les recommandations s’affinent de plus en plus. Jusqu’à atterrir sur du contenu pro-TCA. Et là, changement de décor. L’esthétique édulcorée du mode de vie sain bascule sur du contenu beaucoup plus sombre et sans filtre.

"Une jeune fille qui commence à se poser des questions sur son poids et qui manque de confiance en elle va très rapidement tomber sur des réseaux sociaux qui font la promotion d’une extrême maigreur et qui expliquent les techniques pour maigrir rapidement", illustre Sophie Maes.

© Quentin Vanhoof via captures d’écran TikTok

Ce contenu faisant l’apologie des troubles alimentaires n’est pourtant pas autorisé par les plateformes comme Instagram ou TikTok. Les deux réseaux masquent également les hashtags explicites (ex. : #anorexia ou #bulimia) en renvoyant à des ressources d’aide.

Malgré tout, le contenu lié aux TCA continue de se frayer un chemin en ligne. Pour exister, les utilisateurs contournent par exemple l’algorithme à l’aide de nouveaux hashtags – des algospeaks (ex. : #an0 ou #boulimi sur TikTok). Et jusqu’à ce que la modération se renouvelle, la technique fonctionne.

© Quentin Vanhoof via capture d’écran TikTok

Sur TikTok, où la recommandation est maîtresse – elle représente la majorité des contenus consommés sur la plateforme –, plus la bulle s’affine et plus les utilisateurs sont susceptibles d’être confrontés à du contenu problématique et moins bien modéré.

Ainsi, il est fort probable qu’un jeune en quête de contenu "perte de poids" finisse par se frotter à la bulle des troubles alimentaires. A ce moment-là, si le jeune marque son intérêt (en likant, partageant ou même en regardant la vidéo en entier), ce type de contenu lui sera vite soumis à nouveau. Et ce jusqu’à ce qu’il se désengage en regardant autre chose.

"Depuis que TikTok est là, c’est encore plus compliqué", admet donc Caroline dont les recommandations sont désormais majoritairement constituées de sport et d’alimentation.

Une communauté qui rapporte

Instagram n’est pas irréprochable non plus. En septembre 2021, les Facebook files révélaient que la plateforme aggravait les problèmes d’image corporelle d’une adolescente sur trois.

Plus récemment, en avril 2022, l’organisation Fairplay for kids publiait un rapport concernant l’impact de la bulle pro-TCA sur Instagram. Cette dernière rassemblerait plus de 90.000 comptes uniques et 20 millions de followers. Un utilisateur d’Instagram sur 75 suivrait donc quelqu’un de cette communauté. Un tiers de cette bulle serait d’ailleurs mineur.

Dans cette note, Fairplay for kids pointe également le profit généré par la communauté. "Meta tire un revenu estimé à 2 millions de dollars par an de cette bulle et 227,9 millions de dollars de tous ceux qui suivent cette bulle." Rien que ça.

Apprendre à s’ouvrir à d’autres bulles

Pour autant, est-ce raisonnable de tout mettre sur le compte des algorithmes ? Comme l’indique Jerry Jacques, administrateur d’"Action Médias Jeunes" et professeur assistant à l’UCLouvain, les plateformes font leur boulot. "Le sens premier de l’algorithme, c’est quand même d’essayer de créer des routes qui font sens pour les utilisateurs."

Et les algorithmes seuls n’existent pas. "Il ne faut pas tomber dans le piège et penser qu’il s’agirait d’objets existant de manière indépendante des humains qui les utilisent." En ce sens, l’éducation aux médias est fondamentale.

L’idée c’est que chacun puisse tracer sa route en fonction de ses objectifs, de ses plaisirs et avec un esprit critique suffisant.

"L’idée c’est de construire un socle de compétences, et que chacun puisse tracer sa route en fonction de ses objectifs, de ses plaisirs et avec un esprit critique suffisant", ajoute Jerry Jacques.

Un constat partagé par la pédopsychiatre Sophie Maes. "Les jeunes ne sont pas outillés pour faire face aux idées délétères amplifiées par les réseaux sociaux", souligne-t-elle en insistant également sur la prévention en matière de santé mentale dans le milieu scolaire.

Consciente de ces enjeux, Caroline fait désormais du nettoyage sur ses réseaux. "Je supprime des gens progressivement. Je me suis rendu compte que suivre certains comptes ne me faisait pas du bien." Quant à Maureen, elle a tout simplement décidé de ne pas s’inscrire sur TikTok. Comme quoi, prendre soin de sa santé mentale commence aussi par là.

Les dérives des challenges TikTok

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