Le mug

Décerner le prix Nobel de littérature à Annie Ernaux, pourquoi est-ce un véritable événement ?

Par Cindya Izzarelli via

Ce 6 octobre, la romancière française Annie Ernaux, 82 ans, recevait le prix Nobel de littérature. Cette récompense suprême peut-elle avoir un impact sur la pop culture ? Analyse dans Le Mug.

Répondons tout de suite à la question : oui, c'est un petit événement dans le monde littéraire de voir Annie Ernaux récompensée du Nobel de littérature. 

Depuis la création de la remise des prix Nobel en 1901, Annie Ernaux est à peine la 17e femme récompensée. Plus interpellant encore, sur ces 17 femmes, huit ont été récompensées ces 20 dernières années. Si on devait dessiner la courbe de progression des prix Nobel féminin, on aurait quelque chose proche de l’encéphalogramme plat, avec un sursaut de réanimation à partir de 2004. Ce n’est que depuis 2013 qu’une alternance paritaire semble s’être mise en place, par hasard ou par dessein. Mais c’est dire si cette accélération symbolique se double d’un autre symbole : Annie Ernaux est la première écrivaine française à recevoir la distinction. Et son écriture n’a pas grand-chose à voir avec l’idée qu’on se fait dans certains cercles d'un 'Grand Ecrivain'.

Démocratiser l'écriture

Annie Ernaux écrit depuis 1974, soit 48 ans de carrière et plus de 25 romans à son actif, dont beaucoup sont multi primés, et pourtant, certains l’accusent d’être un 'Prix Nobel illégitime'.

Pas besoin de rentrer dans l’autopsie des commentaires, qui lui reproche essentiellement de ne pas écrire comme un homme, alors que, ironiquement, les hommes aussi lisent ces livres. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’Annie Ernaux réussit le tour de force d’être à presque toutes les intersections.

L’histoire d’Annie Ernaux est toute simple. Née en 1940, elle grandit en Normandie dans une famille modeste de petits commerçants, et toute sa vie poussée par sa mère, elle n’aura de cesse de vouloir 's’en sortir', par les études, par la lecture, par l’acquisition d’un statut social qui lui donne un choix autre que celui du mariage précoce et du travail alimentaire. Et c'est ça, c’est ce matériau-là qu’elle ira piocher beaucoup plus tard pour en faire du roman, qui n'est pas de l’autofiction mais qui est néanmoins ancré dans le réel. Ramené à son essence, l’histoire d’Annie Ernaux c'est l'histoire d'à peu près toutes les femmes qui un jour ont voulu créer quelque chose. Elle nous dit : le fait d’avoir vécu quelque chose donne à quiconque le droit imprescriptible d’écrire au sujet de ce quelque chose. Elle nous dit qu’il n’y a pas de tabou, pas de sujet hors limites, pas de société secrète dans laquelle il faut être admis pour prendre la plume et écrire.

Cette pensée est capitale pour la pop culture car cela légitime d’un coup tous les gestes créatifs de toutes les femmes dans toute l’histoire. Que ce soit dans son roman Les armoires vides, La place, Mémoires de jeune fille, et les autres, elle transforme son parcours de combattante de jeune femme ordinaire devenue artiste en une histoire universelle, et assimilable, car Annie Ernaux pousse son engagement jusqu’à ne pas embarrasser son écriture de fioritures qui la rendraient impossible à lire pour quiconque n’a pas reçu cette fameuse éducation lettrée qui, dans l’imaginaire collectif, donne le droit d’écrire.

© Theo Wargo / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Des adaptations dans le 7e art

Preuve de l'importance du travail d'Annie Ernaux, c’est son retour en vogue ces dernières années, par le biais du cinéma.

Malgré son abondante production, Annie Ernaux a très peu été adaptée au cinéma par le passé, mais les choses changent !

Les sorties coup sur coup l’an dernier des films Passion simple qui raconte les mécanismes de la passion adultère vu par celle qui la vit, et surtout L’événement d’Audrey Diwan, qui a eu le Lion d’Or. Adapté de son roman éponyme où elle raconte son avortement clandestin dans les années 60 alors qu’elle est étudiante, ont résonné très fort auprès d’une jeune génération féministe, preuve que ce qu’Annie Ernaux raconte est universel. Mais le magazine Slate mettait en garde les cinéastes opportunistes qui voudraient surfer sur son Nobel. Ce n'est pas si facile d’adapter Annie Ernaux à l’écran : "Ses livres souvent courts, épurés, sont d'une simplicité trompeuse, et parvenir à leur donner une épaisseur cinématographique sans les trahir relève de l'exploit".

Mais Annie Ernaux va un peu plus loin sur le terrain de la narration de l’intime, vu qu’elle sort avec son fils, un film, les années Super 8, un film où elle pose sa voix sur des bribes d'images muettes provenant de films de famille des années 1970.

Loading...

Un nouveau temps pour les femmes ?

Le décalage entre les scènes de famille anodines et le propos d’Annie Ernaux nous montre mieux que jamais, la dualité permanente entre ce qu’on fait du temps des femmes et ce qu’elles aspirent à en faire, que dans la création, la femme est toujours dérangée, interrompue, bousculée. Le temps des femmes n’est pas sacré, il est serviable et corvéable, qu’il ne peut compter que sur l’effet domino d’un soulagement provenant d’une autre personne pour trouver le temps de créer, en secret, de peur que la pulsion créatrice s’effondre sous mille voix qui vous accusent de n’être pas légitime, de n’avoir rien à dire, de ne pas savoir l’écrire, en tout cas pas comme un Grand Ecrivain.

Annie Ernaux est prix Nobel de littérature 2022, récompensée pour "le courage et l'acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle". Elle a remercié ce qu’elle prend comme un très grand honneur et une très grande responsabilité.

Qu’est-ce que ça peut lui faire, à la pop culture ? L’effet d’un second souffle, ni plus ni moins.

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous