Justice

Deepfakes pornographiques, politiques, économiques : quelles sont les sanctions prévues par le droit belge contre ces pratiques ?

Deepfakes pornographiques, politiques, économiques : quelles sont les sanctions prévues par le droit belge contre ces pratiques ?

© RTBF/AFP/Capture d’écran Twitch

Par Théa Jacquet

"C’est à ça que ça ressemble de se sentir violée. C’est à ça que ça ressemble de se sentir exploitée. C’est à ça que ça ressemble de se voir nue contre son gré sur Internet." C’est avec ces mots que s’est exprimée, en pleurs, la streameuse QTCinderella après avoir découvert une vidéo pornographique dans laquelle son visage apparaît sans son consentement. Celle qui compte plus de 800.000 abonnés sur son compte Twitch a en effet été victime de deepfake porn (ou vidéos pornographiques hypertruquées).

Aux États-Unis, un flou juridique explique les difficiles poursuites à l’encontre des auteurs de ces pratiques non consenties. Qu’en est-il en Belgique ? Existe-t-il une différence entre les deepfakes à caractère pornographique et ceux qui s’inscrivent dans un contexte politique ? Sont-ils tous deux considérés comme des infractions ?

Deepfake, de la pornographie à la politique

"Le terme deepfakes – qui a fait son apparition en 2017 – renvoie à l’utilisation de logiciels d’intelligence artificielle (IA) en vue de truquer des contenus audios et vidéos. […] L’objectif de telles vidéos est alors de pouvoir faire faire ou faire dire n’importe quoi à n’importe qui", écrit la doctorante Claire Langlais-Fontaine.

Si des deepfakes peuvent prêter à sourire en faisant chanter n’importe qui ou en donnant vie à d'anciennes photos de famille par exemple, l’utilisation de plus en plus répandue de la technique de deeplearning (ou l’apprentissage profond), via la marchandisation croissante des outils, a également de quoi inquiéter. Car à mesure que les technologies se perfectionnent, il devient difficile de différencier le vrai du faux. C’est donc la porte ouverte à la désinformation.

Des vidéos hypertruquées dans lesquelles Barack Obama déclare que "Donald Trump est un abruti total" ou le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg assure qu’il "contrôle toutes vos données" et qu’il peut "contrôler le futur" ont fait le tour de la toile.

Le phénomène est toutefois loin de ne toucher qu’aux mondes politique et économique. D’après un rapport de l’entreprise hollandaise de cybersécurité Deeptrace Lab, sur les 14.000 vidéos hypertruquées mises en ligne en 2019, 96% d’entre elles étaient à caractère pornographique. Il est fort à parier que, presque quatre ans plus tard, la tendance ne doit pas avoir énormément changé.

De nombreuses célébrités comme Billie Eilish, Emma Watson ou encore d’autres streameuses de la plateforme Twitch en ont été les victimes. Car l’autre constat alarmant de Deeptrace Lab est que le deepfake pornographique cible exclusivement des femmes. Les deepfakes non pornographiques analysés sur YouTube contenaient, quant à eux, une majorité de sujets masculins.

Quelles sont les sanctions pénales en cas de deepfakes porn ?

"À la différence des États-Unis, on a un arsenal législatif qui permet de sanctionner ces trucages de vidéos pornographiques qui représentent une atteinte à l’intégrité sexuelle", souligne d’emblée Sandrine Carneroli, avocate spécialiste en droit des médias à Bruxelles. Le voyeurisme, qui consiste à (faire) observer une personne ou (faire) réaliser un enregistrement visuel ou audio d’une personne sans son consentement, est en effet puni par la loi. "L’article 417/8 du Code pénal permet de sanctionner la personne qui diffuse des vidéos partiellement truquées d’une personne dans un comportement sexuel", précise l’avocate.

L’auteur de l’infraction risque 5 à 10 ans d’emprisonnement si la victime a entre 16 et 18 ans, et de 10 à 15 ans si la victime a moins de 16 ans. Une lourde amende allant de 1600 à 80.000 euros est également prévue.

Que faire quand l’auteur des faits n’est pas connu dans le cas du deepfake porn ? "On peut demander que le tribunal donne une injonction à la plateforme pour identifier l’auteur du contenu préjudiciable. Puisque la plateforme connaît les identifiants, a accès à un compte bancaire, etc.", indique Sandrine Carneroli.

La loi est bien faite puisqu’elle permet de faire une action en urgence, un référé, pour faire supprimer le contenu dans un délai de 6 heures.

Par ailleurs, "la loi est bien faite puisqu’elle permet de faire une action en urgence, un référé, pour faire supprimer le contenu dans un délai de 6 heures. Suppression qui peut être demandée non seulement à l’auteur s’il est connu, mais également au diffuseur", ajoute-t-elleSi le délai n’est pas respecté, le diffuseur s’expose à une peine allant de 1600 à 120.000 euros.

En 2020, la Chambre adoptait la loi sur le revenge porn, soit la "diffusion non consensuelle d’images à caractère sexuel". Il s’agit pour l’avocate simplement du terme populaire du voyeurisme. À la différence qu’une circonstance aggravante est désormais prévue quand il y a diffusion de telles images pour une intention méchante ou un intérêt économique.

Qu’on parle donc de revenge porn ou de deepfake porn, aux yeux de la loi, les deux se rapportent à du voyeurisme et sont interdits dans le droit belge. Quoi qu’il en soit, "ce ne sont pas des dossiers qui traînent, enfin, dans mon expérience", assure Sandrine Carneroli.

Des aides existent

"J’emmerde l’exploitation et l’objectivation constantes des femmes", a ajouté QTCinderella durant son direct. S’il semble que la vidéo dans laquelle son visage est mis en scène ait été retirée, le traumatisme et les dommages psychologiques vécus par la streameuse, comme par de nombreuses autres victimes de deepfakes porn, ne s’effaceront pas. D’où l’intérêt de l’éducation et de la sensibilisation, auprès de tous les publics.

Toujours est-il que des aides existent. L’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes peut introduire une action en justice avec l’accord de la victime.

La plateforme StopNCII. org est un outil gratuit conçu pour soutenir les victimes d’abus d’images intimes non consensuelles (NCII) en supprimant les contenus à caractère sexuel de façon rapide et anonyme et en limitant ou en empêchant leur diffusion.

Par ailleurs, le site Deepware permet de détecter si une vidéo est un deepfake ou non.

Des sanctions possibles en cas de deepfakes non pornographiques ?

Dans le cas du deepfake politique, si l’intention de son auteur est "de manipuler et de travestir la vérité politique, économique, sociale", ce dernier risque des sanctions. "On peut effectivement faire valoir l’atteinte à la vie privée de la personne qui est présentée en disant des choses qui ne correspondent pas à ce qu’elle dirait en temps normal. On arrive dans ce qu’on appelle le délit de presse. On n’est plus sur la voie pénale parce qu’on va devoir analyser les propos", relève Sandrine Carneroli.

Le tout est de savoir si l’intention du deepfake est nuisible. "Si on est dans la caricature, dans un contenu parodique, il y aura une excuse. Il n’y aura pas de sanction" parce qu’il ne s’agit là aucunement d’une limite à la liberté d’expression.

Le RGPD, un autre levier à actionner

Le levier du règlement général sur la protection des données, le RGPD, peut également être actionné. Car ce règlement européen mis en place en 2018 et "la loi belge d’application protègent les données nominatives, et l’image d’une personne est une donnée nominative", renseigne l’avocate bruxelloise. Une plainte pourrait ainsi être déposée auprès de l’Autorité de protection des données, une institution gouvernementale belge.

Toujours du côté de l’Union européenne, un projet de loi est sur la table. Il s’agit de l'"IA Act" afin d’encourager l’innovation et éviter les dérives. "Il y a pour l’instant cette grande peur de l’intelligence artificielle et la volonté de la réglementer", note Sandrine Carneroli. Il faut dire que l’enjeu est de taille. Plus la technologie et les possibilités offertes aux utilisateurs évolueront, plus les questions éthiques et juridiques que l’IA soulève s’amplifieront.

"On est en pleine découverte des problèmes que ces IA peuvent poser : on a vu que chatGPT peut être utilisé pour créer des messages de phishing (hameçonnage, ndlr) très convaincants ou encore pour désanonymiser une base de données et retracer l’identité de quelqu’un", souligne auprès de l’AFP Bertrand Pailhès, qui dirige la nouvelle cellule IA de la CNIL, l’autorité française de régulation.

Mais avant d’aboutir en loi, "de nombreuses discussions vont encore être nécessaires. […] Avoir une réglementation qui interdit peut mener à prendre des dispositions qui seraient liberticides et qui vont être contraires à la liberté d’expression. Donc il faut faire attention avant de légiférer. Il faut plutôt éduquer qu’interdire", conclut Sandrine Carneroli.

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