Des milliers de migrants pris en otages à la frontière Pologne-Biélorussie : une guerre "hybride" aux confins de l’Union européenne

Les gardes-frontières polonais recensent 599 tentatives de traversée illégale de la frontière au cours de la journée de mardi, neuf interpellations et 48 renvois côté biélorusse

© Leonid Shcheglov / BELTA / AFP

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Par Jean-François Herbecq

Depuis plusieurs jours, la tension monte à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne. Des migrants venus du Moyen-Orient et d’Asie tentent de rentrer dans l’Union européenne. Depuis deux mois, ils sont pris en tenaille entre gardes-frontières biélorusses et polonais. Ce sont les victimes de la crise diplomatique entre Minsk et l’Union européenne. Un nouveau type de conflit dit hybride, où des hommes, des femmes et des enfants, instrumentalisés par un régime autocratique, se retrouvent dans le rôle d’otages, face à une "forteresse Europe" qui a pris des allures concrètes.

En réponse aux sanctions européennes, la Biélorussie du président Loukachenko organise des charters de migrants. Ils seraient au moins 2000 coincés à cette frontière, peut-être jusqu’à 4000. Principalement des Kurdes. Leur objectif : passer dans l’Union européenne. Mais là où ils sont bloqués, la nuit le thermomètre tombe sous zéro et on dénombre plusieurs victimes parmi les candidats à la traversée. Lundi, une tentative de passage en force s’est terminée dans la violence. Les forces de l’ordre polonaises procèdent à des arrestations, tout comme en Lituanie.


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La Biélorussie et ses voisins européens
La Biélorussie et ses voisins européens © RTBF

Une nouvelle nuit agitée

Gaz lacrymogènes, mises en garde menaçant de poursuites judiciaires diffusées par haut-parleurs, 15.000 militaires polonais déployés. La nuit dernière n’a pas été calme, selon le ministre polonais de la Défense.

La police évoque deux tentatives de passage de groupes de dizaines ou centaines de personnes. Certains sont passés, mais la plupart d’entre eux ont été rattrapés et renvoyés : plus de 50 personnes près de Bialowieza ces dernières 24 heures, annonce la police polonaise. Neuf personnes sont détenues.

Pendant la nuit de mardi à mercredi, deux groupes de migrants ont été repoussés, l’un comptant environ 200 personnes et l’autre composé d’une vingtaine de migrants
Pendant la nuit de mardi à mercredi, deux groupes de migrants ont été repoussés, l’un comptant environ 200 personnes et l’autre composé d’une vingtaine de migrants © Leonid Shcheglov / BELTA / AFP

En Lituanie, c’est l’Etat d’urgence à la frontière avec la Biélorussie. L’armée a été déployée de crainte de recevoir aussi un flux de migrants poussés dans le dos. Une vingtaine de candidats au passage ont déjà été arrêtés, soupçonnés de liens avec des organisations terroristes, d’après le vice-ministre de l’Intérieur.

La Lituanie fait état du renvoi de 281 migrants pour la seule journée de mardi, un record depuis le début des troubles à la frontière en août dernier.

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Crise diplomatique

Ce mercredi, la crise diplomatique entre Européens et Biélorusse s’envenime. Les Européens reprochent à la Biélorussie de délivrer volontairement des visas de transit à ces migrants, pour déstabiliser l’Union européenne.

Pour les 27, le président Alexandre Loukachenko alimente cette crise pour se venger des sanctions décidées contre son pays après l’écrasement d’un mouvement d’opposition déclenché à la suite de sa réélection contestée en août 2020.

Selon Reuters, des sanctions visant 30 individus et entités biélorusses, dont le ministre des Affaires étrangères Vladimir Makeï et la compagnie aérienne Belavia, pourraient être approuvées la semaine prochaine.

Les condamnations pleuvent : Union européenne, Otan, Etats-Unis accusent la Biélorussie de coordonner le flux de migrants. Les arrivées se multiplieraient. Jusqu’en mars, l’aéroport de Minsk s’apprête à recevoir une quarantaine de vols hebdomadaires en provenance d’Istanbul, Damas et Dubaï. Selon Bild, les compagnies Aeroflot et Turkish Airlines sont celles qui réalisent le plus grand nombre de vols vers Minsk à l’heure actuelle.

De 800 à 1000 migrants arriveraient chaque jour en Biélorussie, principalement d’Irak, selon les services de renseignements allemands, cités par l’hebdomadaire allemand Welt am Sonntag. Outre Minsk, cinq autres aéroports biélorusses pourraient être utilisés pour desservir des vols en provenance du Moyen-Orient, dont celui de Grodno, à 20 kilomètres de la frontière polonaise.

La Pologne sur pied de guerre

La Pologne, en première ligne, hausse le ton : ce mardi, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki accuse le président russe Vladimir Poutine, principal allié de Minsk, d’être le "commanditaire" de cette vague de migrants.

Il dénonce "une guerre hybride", avec des "boucliers humains", parle de "terrorisme d’Etat".

La Pologne augmente ses effectifs armés à la frontière car elle se dit inquiète face à ce qu’elle considère comme une attaque brutale, la première de ce type en 30 ans, et redoute l’incident qui mènerait à une escalade "armée".

Mateusz Morawiecki réclame la tenue rapide d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement – au moins par visioconférence – sur la question.

Le ministre polonais de l’Intérieur dénonce la part active prise par les Biélorusses dans cette crise humanitaire en publiant la photo de gardes-frontières biélorusses, munis de pinces coupantes à proximité de la clôture polonaise : "Ils poussent les migrants".

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La Biélorussie inflexible et son allié russe

En retour, Minsk accuse les Occidentaux d’orchestrer cette crise migratoire pour justifier leurs sanctions. Le président Loukachenko présente son pays comme hospitalier pour les migrants et affirme ne pas vouloir d’escalade qui entraînerait la Russie dans un conflit. Il crie à la provocation et clame qu’il ne fléchira pas et reproche à la Pologne de masser des troupes à sa frontière, en violation avec leurs accords.

La Russie se porte au secours de son petit allié. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, veut "contrer une campagne contre le Bélarus déclenchée par Washington et ses alliés européens au sein d’organisations internationales". Pour Moscou, c’est la Pologne qui se conduit de façon "irresponsable", en l’accusant.

La Russie a envoyé deux bombardiers stratégiques survoler la Biélorussie mercredi, selon l’agence de presse russe RIA.

L’Europe face à ses barbelés

Le président du Conseil européen Charles Michel est venu apporter son soutien à la Pologne. Pour lui, Alexander Loukachenko exerce une "menace hybride" sur l’Union. Il l’accuse aussi d’alimenter la crise en délivrant des visas à des migrants pour se venger des sanctions européennes.

L’Europe a proposé son aide pour garder la frontière polonaise. Une offre que Varsovie a rejetée. A présent, Charles Michel veut rapidement régler la question du financement par l’Union d’infrastructures physiques à ses frontières extérieures.

Précision de la présidente de la Commission Ursula von der Leyen : il est question ici d’équipements, de personnel, de dispositifs électroniques ou d’infrastructures, mais pas de mur ou de fils barbelés.

La chancelière allemande demande au président russe d’agir contre "l’instrumentalisation" des migrants par la Biélorussie. Lors d’un entretien téléphonique, Angela Merkel a jugé "inacceptable et inhumaine […] l’instrumentalisation des migrants". Vladimir Poutine propose que "des discussions […] soient arrangées directement entre les membres de l’Union européenne et Minsk".

Le droit d’asile en question

Face aux militaires et policiers polonais, les migrants affichent leur volonté de passer en Allemagne. Ils affirment ne pas vouloir s’installer en Pologne. Outre la question de l’instrumentalisation des candidats à la migration en Europe, se pose celle du droit d’asile. La Pologne repousse des migrants manu militari, en contradiction avec les règles internationales.

Des migrants dans des campements de fortune en Biélorussie près des barbelés marquant la frontière
avec la Pologne

La Pologne assure agir conformément au droit international, même si certaines ONG humanitaires accusent les autorités polonaises d’enfreindre le droit d’asile en renvoyant les migrants sur le territoire biélorusse sans examiner leurs demandes d’asile.

Difficile en réalité de comprendre ce qui se passe à la frontière, car les images que nous recevons sont celles tournées, d’hélicoptère, par l’armée polonaise. La zone frontière où se déroule la crise est depuis début septembre en état d’urgence, interdite aux journalistes et agences de presse. Il y a un mois, notre envoyée spéciale sur place n’a pas pu y avoir accès. Les habitants sont les seuls à pouvoir y entrer et en sortir, et leurs témoignages sont inquiétants : migrants gelés, affamés, apeurés, terrés

Quant à la possibilité pour la presse de travailler en Biélorussie, elle est pratiquement inexistante. Le média biélorusse indépendant Nexta rapporte que des embouteillages de taxis se formaient le week-end dernier en direction de la frontière polonaise.

Cette absence de couverture directe par les médias éveille les pires inquiétudes. Les humanitaires redoutent une catastrophe. Des bénévoles s’organisent pour assister les migrants. Mais les organisations ne peuvent venir en aide qu’à ceux qui réussissent à passer la frontière et quitter la zone interdite.

Les gardes-frontières biélorusses nous empêchent de retourner à Minsk

Les témoignages qui parviennent de la zone frontière, comme celui de ce migrant irakien recueilli par la BBC décrivent des situations de détresse : enfants, vieillards, femmes, familles, sans eau, sans nourriture, abandonnés dans la nature, le froid, avec le survol d’hélicoptères polonais qui les empêchent de dormir.

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Un média polonais, OKOpress, a contacté des migrants côté biélorusse. Un Irakien raconte : "C’est calme dans le camp. Les gens sont impuissants. Nous n’avons ni eau, ni nourriture. Il y a beaucoup d’enfants malades, nous ne pourrons pas survivre par ce temps. Les gardes-frontières biélorusses nous empêchent de retourner à Minsk."

La Haute-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme Michelle Bachelet dénonce une "situation intolérable", réclamant un accès humanitaire "immédiat". "Je suis consternée qu’un grand nombre de migrants et de réfugiés continuent d’être laissés dans une situation désespérée, dans des températures proches du gel, à la frontière entre le Bélarus et la PologneJ’exhorte les États concernés à prendre des mesures immédiates pour désamorcer et résoudre cette situation intolérable, conformément aux obligations qui leur incombent, en vertu du droit international des droits humains et du droit des réfugiés".

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