Destitutions, démissions, manifestations… Que se passe-t-il au Pérou depuis plusieurs jours ?

© LUKA GONZALES / AFP

Depuis plus d’une semaine, le Pérou est agité par de grandes manifestations : jeudi dernier, la population s’est rassemblée par milliers dans la capitale, Lima, pour dénoncer la destitution de l’ancien président de la république, Martin Vizcarra, au pouvoir depuis mars 2018, pour "incapacité morale" et corruption. Son remplaçant, le président du Congrès, Manuel Mireno, a depuis démissionné ce dimanche, au bout de 5 jours de pouvoir, face à la pression de la rue.

Pour mieux comprendre ces événements, qui ont fait trois morts lors des émeutes, il faut se pencher sur le climat politique du Pérou, qui n’en est pas à son premier épisode trouble dans l’histoire du pays. "C’est difficile de décrypter sans se replacer dans le contexte d’un pays dont l’historie est scandée d’instabilité chronique, note Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique du Sud. La vie politique péruvienne est assez singulière, ce n’est pas la première fois qu’il y a destitution de président."


►►► À lire aussi : Pérou : des défenseurs des droits de l’homme inquiets des violences policières


Martin Vizcarra, 57 ans, est d’ailleurs un président particulier : il n’a pas été élu, puisqu’il a lui aussi pris ses fonctions après la démission de son prédécesseur, Pedro Pablo Kuczynski, qui a dû démissionner dans le cadre de l’immense scandale Odebrecht, qui a éclaboussé toute l’Amérique du Sud. Vice-président, Martin Vizcarra était plutôt un homme de l’ombre. "Il a pris une dimension qu’il n’avait pas au départ, explique Christophe Ventura. Il s’est rendu compte de l’insoutenabilité du régime politique péruvien, de son caractère totalement nécrosé."

Car le régime politique est particulièrement trouble et corrompu au Pérou, estime le chercheur, avec un conflit non réglé entre anciens partisans du président autoritaire Alberto Fujimori (1990-2000) et la droite dure péruvienne. "Vizcarra a essayé de mettre en place de nouvelles dispositions pour limiter l’immunité des barons de la politique péruvienne, ce qui lui a valu de la crispation de ces derniers", résume Christophe Ventura. Un combat contre la corruption qui, a l’inverse, a fait de lui une figure populaire auprès de la population. Son dernier coup : proposer des élections en avril, afin de faire du nettoyage dans la vieille classe politique… ce que le Congrès ne lui a vraisemblablement pas pardonné.


►►► À lire aussi : Biélorussie : plus de 700 personnes détenues après la manifestation de dimanche


Alors quand Martin Vizcarra a été rapidement accusé de corruption, du temps où il était gouverneur en 2014, puis destitué par un vote du Congrès sans même passer par la case justice, la rue a protesté. "Au fond il y a une instrumentalisation de la constitution et du droit pour éliminer un adversaire", reconnaît Christophe Ventura. Vizcarra parle de coup d’Etat, et il n’est pas le seul : des intellectuels, comme le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa ou d’autres observateurs, y voient également une mesure autoritaire injustifiée. "La rue considère que cette situation vient marquer un point d’acmé du pourrissement du régime politique péruvien et la déconnexion totale entre les élites et la population", ajoute Christophe Ventura.

Il faut dire que les accusations sont rapidement passées de quelques éléments avancés par le Congrès à une destitution pour "incapacité morale", un terme vague "dans lequel on peut faire rentrer ce que l’on veut", remarque le chercheur de l’IRIS : "le fait que le Congrès a court-circuité la justice, la vitesse à laquelle la destitution s’est déroulée, laissent un peu pantois."


►►► À lire aussi : Pérou : des sites archéologiques fermés à cause du virus vont rouvrir, à l’exception du Machu Picchu


En accusant le président de corruption, le parlement avait pourtant l’occasion de ternir sa réputation de blanche colombe, mais il n’a pas été suivi par la population. Son remplaçant, le président du Congrès, n’a d’ailleurs pas pu compter dessus et a dû démissionner très rapidement. "C’est tout à fait typique des révolutions de palais qui se jouent dans des huis clos internes de groupes politiques totalement déconnectés d’une base populaire ou sociale, note Christophe Ventura. Une déconnexion encore plus visible en pleine pandémie de covid-19, qui a ravagé le pays.

Désormais, la situation semble dans l’impasse. Beaucoup de questions affluent : assiste-t-on à une insurrection ? Le Congrès peut-il trouver une solution pour apaiser la gronde ? Il se murmure qu’une personne moins clivante, qui n’aurait pas participé à la destitution, pourrait s’installer dans le fauteuil présidentiel en attendant les élections. "Une fois qu’on est dans la chute, il y a toujours des solutions d’urgence, des rustines, des bouts de plastique à coller sur les trous pour pas que ça explose, rétorque Christophe Ventura. Mais c’est une solution technique très provisoire."

Selon le chercheur, une seule issue pacifique semble envisageable : le retour aux urnes, comme le souhaitait Vizcarra. "Même ceux qui ont fait l’opération semblaient ne pas s’être sentis suffisamment forts pour remettre en cause l’élection promise", remarque le chercheur. Le Congrès pourrait donc bien finir par être renouvelé, malgré ses efforts. A l’inverse, d’autres solutions plus "musclées" pourraient arriver, comme une intervention militaire, si l’armée considère que la crise ne peut être réglée par les civils. Autre possibilité, qui apaiserait les tensions : un rejet par la Cour suprême des accusations visant Vizcarra. Blanchi, le président reviendra peut-être au pouvoir.

Journal télévisé 15/11/2020

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma...Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Articles recommandés pour vous