C’est une des plus emblématiques et anciennes organisations de défense des droits humains qui vient d’être dissoute en Russie. Le Kremlin, en pleine répression des dernières grandes voix critiques dans le pays, a interdit toutes les activités du Groupe Helsinki de Moscou.
Ce groupe avait été créé en 1976 pour s’assurer du respect par l’URSS de ses engagements en matière de droits humains. Décryptage en 5 questions à Aude Merlin, chargée de cours en sciences politiques et sociales à l’ULB, membre du Cevipol, spécialiste de la Russie et du Caucase.
Quelle était l’importance de cette ONG créée en 1976 ?
C’était la quatrième corbeille des accords d’Helsinki signés en 1975. C’est en fait l’acte de naissance de l’idée de défense des droits humains au sein de l’Union soviétique. C’était en quelque sorte une concession de l’URSS en échange de l’acceptation par l’Occident de l’état de fait de la guerre froide, notamment sur la partie est de l’Europe. Lors de la création de CSCE, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, les Occidentaux entérinaient le fait que l’Union soviétique contrôlait politiquement et en termes de sécurité la moitié de l’Europe. En échange, l’Union soviétique s’engageait à ce que puissent exister sur son territoire des groupes de défenseurs des droits humains à travers le réseau du Groupe Helsinki.
Sa dissolution aujourd’hui touche "un noyau" et ce qui fut à l’origine de cette idée à l’intérieur de l’URSS, même si cela ne concernait qu’un cercle très restreint de personnes, des dissidents ou personnes engagées en faveur des droits humains et qui ont fait un travail colossal à leur niveau, à hauteur d’hommes et de femmes.
Une dissolution à ce titre très symbolique…
Une figure tutélaire du comité Helsinki en Russie était Lioudmila Alexeeva, une très grande défenseuse des droits humains en Union soviétique et puis en Russie post-soviétique, décédée en 2018. Elle avait réussi à la fois par son statut et son prestige à l’international, à faire en sorte que le Groupe Helsinki continue d’exister et de travailler. Depuis son décès, il y a eu la dissolution de l’ONG Mémorial, autre pilier de la défense des droits humains, et maintenant le Groupe Helsinki sur un argument risible (l’ONG a notamment été accusée d’avoir mené des activités en dehors de la région de Moscou, "en violation de son statut régional", ndlr). C’est un rouleau compresseur du pouvoir actuel au Kremlin qui vise à faire taire toute parole de liberté qui dérangerait le discours officiel du pouvoir, sur fond de propagande de guerre.
Le recul démocratique sous Poutine a-t-il été amplifié depuis la guerre ?
Il faut se rappeler que, dans le monde de la recherche scientifique, la plupart des chercheurs font remonter à 1993 le début des régressions antidémocratiques en Russie. Ce qui rétrospectivement interroge aussi la réalité de l’existence d’une démocratie en Russie post-soviétique à un quelconque moment. Alors oui, on peut circonscrire à une période très précise – entre la Pérestroïka de Mikhaïl Gorbatchev à partir de 1987 et le bombardement du parlement russe par l’exécutif de Boris Eltsine du Parlement en 1993 – une parenthèse avec de réelles ouvertures et une réelle tentative d’instaurer une procédure démocratique, à travers la mise en place d’institutions démocratiques, l’organisation d’élections, l’apparition d’une presse libre et plurielle, la réalité d’une opposition politique et de nombreuses lois sur les droits et libertés.
Mais à partir de 1993 et la première guerre de Tchétchénie, ce qu’on pourrait appeler la "dé-démocratisation" est déjà à l’œuvre. En réalité, cette régression s’inscrit donc en Russie sur un temps beaucoup long. Certes, il y a une accélération depuis le 24 février 2022 : le Kremlin a décidé très clairement de faire taire absolument toute voix non concordante à la propagande de guerre, mais le processus d’annihilation des institutions démocratiques et de leur fonctionnement, jusqu’à aujourd’hui, s’inscrit sur un temps beaucoup plus long…
Après près d’un an de guerre, comment les voix critiques au Kremlin peuvent-elles encore s’exprimer aujourd’hui ?
Si on parle de voix critiques qui oseraient s’exprimer dans l’espace public, il n’y en a presque plus. Parmi ceux qui avaient un statut au nom duquel ils prenaient la parole publiquement (soit dans une ONG, soit en tant qu’élus, soit en tant que journalistes), beaucoup sont partis, certains sont en prison, comme Alexeï Gourinov, député municipal de Moscou (et bien sûr Alexeï Navalny, parmi plus de 400 prisonniers politiques d’ailleurs recensés par l’ONG Memorial). Une jeune députée de la Douma municipale de Moscou, Daria Besedina, vient d’être affublée du stigmate d’"agent étranger" pour ses positions contre la guerre. C’est une litanie sans fin. Le 23 janvier, un citoyen russe a été condamné pour avoir écrit son rêve sur les réseaux sociaux, un rêve dans lequel s’exprimait un soutien à l’Ukraine. Sa mère a elle-même été criminalisée pour avoir liké un post disant que les soldats russes mourraient pour rien. Alors si même des citoyens lambda exprimant une opinion ou un rêve sont pénalisés, une voie politique critique n’est plus possible.
Ce qui ne veut pas dire que personne ne pense en Russie aujourd’hui. Il y a des milliers de personnes indignées ou en colère, mais qui n’ont presque plus de moyens d’expression de leur esprit critique. Certains le font à travers leurs cours, à l’université, de façon habile, c’est-à-dire en essayant de jouer sur les mots et en attendant que leurs étudiants lisent entre les lignes. Car il y a certains mots qu’on ne peut pas prononcer, comme le mot guerre. Mais la pensée libre ne s’arrête jamais chez les gens libres. Il y a évidemment encore des personnes libres intérieurement mais qui sont obligées de ruser avec les moyens d’expression, en veillant à la nature et à la composition de leur auditoire, car les dénonciations peuvent vite arriver, comme on l’a vu de façon très documentée ces derniers mois.
Quel avenir pour l’expression de la défense des droits de l’homme en Russie ?
La question des droits et libertés est organiquement liée à celle du régime politique, c’est évident. Le régime russe aujourd’hui est un régime autoritaire très répressif et qui ne tolère aucune critique. L’expression de la défense des droits humains a de moins en moins d’espace, mais il y a toujours des personnes qui y sont fermement attachées et font tout ce qu’elles peuvent pour que survive cette fenêtre. On peut penser à certains défenseurs des droits humains restés en Russie, coûte que coûte et qui continuent à travailler, à documenter des procès, à saisir les instances. On peut penser aussi au réseau de citoyens russes qui aident des Ukrainiens à quitter la Russie où ils avaient été transférés voire déportés de force.
En ce qui concerne l’avenir, il dépend bien évidemment de l’issue de cette invasion massive de l’Ukraine. C’est tout l’avenir de la Russie qui se dessine. La tentative de transition démocratique au tournant des années 1990 avec l’effondrement de l’Union soviétique a échoué et les travaux scientifiques se multiplient pour analyser les causes, multiples, de cet échec. Ce qui est sûr, c’est qu’il y avait à l’époque soviétique comme aujourd’hui des forces vives en Russie et à l’extérieur qui souhaitent ardemment qu’un jour les droits et libertés triomphent dans leur pays. Leur combat est absolument exemplaire et il ne tient qu’aux sociétés démocratiques de décider d’augmenter leur soutien à ces personnes courageuses… En Russie, mais aussi dans d’autres pays de l’espace post-soviétique où l’autoritarisme prospère, comme en Biélorussie, où est notamment emprisonné Ales Bialiatski, Prix Nobel de la paix.
Cela nous renvoie à Helsinki et la 4e corbeille qui a permis, bon an mal an, à ces esprits courageux de saisir une opportunité pour faire avancer leurs idéaux au sein de sociétés qui n’étaient pas nécessairement acquises à ces idées.