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Elargissement de Schengen: l'Autriche barre la voie à la Roumanie et la Bulgarie, la Croatie rejoint la zone de libre circulation

La frontière entre la Moldavie et la Roumanie : ce n’est pas encore la frontière de l’espace Schengen

© AFP

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Par Jean-François Herbecq

Les ministres de l’Intérieur des 27 ont décidé ce jeudi d’élargir dès le 1er janvier l’espace de libre circulation Schengen à la Croatie. La Roumanie et la Bulgarie devront encore patienter : l’Autriche a mis son veto jeudi à cet élargissement.

Normalement, les trois pays constituaient un "paquet" mais celui-ci va donc se dissocier. Le feu semblait devoir passer au vert pour la touristique Croatie (3,9 millions d'habitants), mais donc pas pour la Roumanie (19 millions d’habitants) et la Bulgarie (6,5 millions). L’Autriche et les Pays-Bas, dans le cas de la Bulgarie, y étaient réticents pour des raisons intérieures liées à la politique d’immigration, provoquant "une certaine amertume dans la salle" des 27, selon une source diplomatique.

Circuler sans passeport et sans contrôles

L’espace Schengen a été créé en mars 1995. C’est l’un des acquis les plus concrets de l’Union européenne : une zone dans laquelle il est possible de circuler sans passeport et où les contrôles aux frontières sont en principe abolis.

En contrepartie, les pays membres de Schengen doivent assumer un contrôle rigoureux des frontières extérieures de cet espace, et s'engager à une coopération policière pour lutter contre la criminalité organisée ou le terrorisme.

Schengen regroupe aujourd'hui plus de 400 millions de personnes dans 26 pays, dont 22 membres de l’Union européenne et quatre États associés : Norvège, Islande, Suisse et Liechtenstein.

De temps à autre de nouveaux contrôles sont instaurés, c’est possible. La lutte contre le terrorisme, les manifestations altermondialistes, la crise migratoire, la pandémie… Autant d’occasions où Schengen n’était plus si ouvert avec de contrôles rétablis aux frontières intérieures de cet espace.

Files de camions  la frontière croate à Bregana
Files de camions la frontière croate à Bregana © Denis LOVROVIC / AFP

Le fonctionnement de la zone a évolué : il y a eu un système de contrôle des passagers aériens, l’agence européenne des gardes-frontières et garde-côtes Frontex, de nouvelles règles… Et le système est appelé à évoluer. Une idée notamment portée par le président français Emmanuel Macron qui évoque une "refondation".

Pour la Commission européenne, il fallait renforcer les frontières extérieures de cet espace. Avec le déploiement de contingents supplémentaires pour le corps Frontex, qui devrait atteindre 10.000 gardes-côtes et gardes-frontières d’ici 2027. Avec plus de coopération policière, avec aussi la pleine interopérabilité d’ici 2023 des systèmes d’information pour l’enregistrement des entrées et sorties de Schengen. Avec, et c’est le plus compliqué pour l’instant, une réforme de la procédure d’enregistrement des arrivées de migrants.

La pomme de discorde des migrations

L’Italie notamment se rebiffe. Elle ne veut pas supporter toute seule la charge de la migration vers l’Europe. Elle n'est pas seule. L'Autriche, la Belgique font aussi face à un afflux de demandeurs d'asile, dont beaucoup ont déjà été enregistrés dans un autre Etat membre ou y ont une procédure d'asile en cours. 

La secrétaire d'État belge à l'asile et la migration, Nicole de Moor, a organisé mercredi une réunion avec plusieurs de ses homologues européens, réclamant "l'application correcte" du règlement de Dublin qui prévoit que le pays d'arrivée dans l'Union d'un migrant est en charge de sa demande d'asile. 

Sur la route des Balkans occidentaux, quelque 139.500 entrées irrégulières dans l'Union ont été détectées depuis janvier, selon Frontex. Un chiffre toutefois loin des 764.000 entrées enregistrées en 2015, au moment de la crise des réfugiés. 

La situation a notamment conduit l'Autriche et la République tchèque à réintroduire des contrôles aux frontières et poussé la Commission européenne à présenter un plan d'action pour tenter de réduire l'afflux par cette voie, comme elle l'a fait pour la route de la Méditerranée centrale. 

La Commission propose entre autres de déployer l'agence européenne Frontex non seulement aux frontières de l'Union avec les Balkans occidentaux mais également entre ces pays. Elle appelle aussi ces Etats (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine du Nord et Serbie), dont les ressortissants n'ont pas besoin de visa pour se rendre dans l'Union, à s'aligner sur la politique de visas de l'Union.

La Serbie, accusée de contribuer à la hausse des arrivées de migrants dans l'Union, a commencé à le faire, en arrêtant de dispenser de visas les Tunisiens et les Burundais.

Roumanie et Bulgarie recalées

Cela fait plus de dix ans que la Roumanie et la Bulgarie patientent dans l’antichambre de Schengen. La Commission européenne réclame cet élargissement de longue date et a renouvelé son appel en novembre.

Bucarest et Sofia ont rejoint l’Union européenne avant Zagreb, dès 2007, et remplissent les critères techniques depuis 2011, mais il leur a été demandé des progrès en matière de justice et de lutte anti-corruption.

Placés sous la surveillance du Mécanisme de coopération et de vérification, les deux pays danubiens en sont sortis en 2019 pour la Bulgarie et le 22 novembre dernier pour la Roumanie.

Des pays réfractaires comme la Suède ont revu leurs positions ces derniers mois suite aux efforts fournis par la Roumanie, notamment face à la gestion des réfugiés ukrainiens et à l’importance stratégique du pays pour l’Otan. Dernièrement les Pays-Bas ont fait de même et donnent leur feu vert à la Roumanie mais restent préoccupés par la Bulgarie.

Veto autrichien

Mais l’Autriche a durci son discours, dénonçant un afflux de demandeurs d’asile qui s’aggraverait en cas d’élargissement de l’espace Schengen.

"Je voterai aujourd’hui contre l’élargissement de Schengen à la Roumanie et la Bulgarie", a annoncé le ministre autrichien de l’Intérieur Gerhard Karner en arrivant à Bruxelles. Le refus de Vienne reflète surtout des enjeux de politique intérieure, dans un contexte de montée de l’extrême droite dans les sondages.

L’Autriche fait face à une forte hausse des demandes d’asile et redoute que la levée des contrôles aux frontières avec ces deux pays accroisse encore les arrivées de migrants. "Cette année, nous avons enregistré plus de 100.000 passages illégaux de la frontière en Autriche", ajoute le ministre autrichien.

"Ils ne passent pas par la Roumanie", mais majoritairement par la Serbie, a réagi le ministre roumain de l’Intérieur Lucian Bode, faisant référence aux plus de 128.000 migrants comptabilisés de janvier à octobre par l’agence européenne Frontex sur la "route des Balkans de l’Ouest".

Cette route passe aussi par la Hongrie, qui a construit un mur à sa frontière sud avec la Serbie. Mais les barbelés voulus par Viktor Orban s’avèrent une passoire. Les passages clandestins continuent de plus belle : soit en perçant physiquement les grillages installés à grand prix après la crise migratoire de 2015, soit avec l’aide de passeurs prêts à tout pour échapper aux policiers et aux "chasseurs frontaliers" hongrois.

Ces passages en camionnettes ou en fourgon se poursuivent au-delà, vers la Slovaquie et l’Autriche où des incidents meurtriers ont eu lieu cette année lors de courses-poursuites avec les gardes-frontières autrichiens.

Outre l'Autriche, un autre Etat membre, les Pays-Bas, s'est prononcé contre l'entrée de la Bulgarie dans Schengen. Le ministre néerlandais de la Migration, Eric van der Burg, avait expliqué jeudi que son pays avait des inquiétudes concernant "la corruption et les droits humains" dans ce pays et demandait un nouveau rapport à la Commission sur ces points. "Pour nous c'est un oui à la Croatie et un oui à la Roumanie", avait-il dit. 

La Commission européenne a promis de veiller à ce que la demande de la Bulgarie et de la Roumanie soit de nouveau examinée l'année prochaine par les ministres de l'intérieur.

Un maire allemand d'une ville roumaine demandait l’ouverture de Schengen

La fin de non-recevoir adressée à la Bulgarie et la Roumanie risque de renforcer l’euroscepticisme dans ces deux pays, notamment en Bulgarie qui a déjà eu quatre élections ces deux dernières années.

Le maire – allemand – de Timisoara, Dominic Fritz
Le maire – allemand – de Timisoara, Dominic Fritz © Primaria Timisoara

Pour la Roumanie la déception aussi est grande. Les files de poids lourds continueront à se former, avec des heures d’attente. Le ministre roumain de l'Intérieur estime que la décision est "profondément injuste".

Le maire de la ville de Timisoara, proche des frontières serbe et hongroise, Dominic Fritz, un citoyen allemand élu il y a deux ans à ce poste, défendait l’entrée de la Roumanie dans Schengen : "Je pense qu’il n’existe qu’une seule Europe et la Roumanie en fait partie à part entière. Je suis maire de cette ville en Europe et j’ai aussi ma famille en Allemagne où j’ai grandi et quand je voyage par route de la ville où je suis bourgmestre à celle où ma famille habite, je dois attendre à la frontière pendant des heures. Ce n’est pas correct."

"Il est temps que les Roumains, Bulgares et Croates qui sont toujours exclus de Schengen ne soient plus traités comme des Européens de seconde zone", demandait Dominic Fritz. "Et après la barrière que les habitants de Timisoara ont abattue en élisant un non-Roumain comme maire, j’espère que les Européens abattront une autre barrière et admettront enfin ces trois pays comme membres de Schengen".

"Il faut attendre deux heures à la frontière pour passer de Roumanie en Hongrie. C’est absurde, cela doit changer".

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