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Elections en Turquie : l’amertume des survivants des séismes et la crainte des fraudes dans le sud-est du pays

Discussion à Sur

© ILYAS AKENGIN / AFP

Par Jean-François Herbecq et Pascal Bustamante

Ce week-end, la Turquie renouvelle son parlement mais se choisit aussi son président. Le président actuel Recep Tayyip Erdogan est en difficulté dans les sondages. Certaines enquêtes d’opinion donnent Kemal Kiliçdaroglu, candidat de l’opposition, comme vainqueur au second tour.

Dans la province de Hatay, proche de la Syrie et la plus touchée par les séismes, la campagne se déroule en mode mineur, mais les attentes de la population sont encore plus grandes que dans le reste du pays.

De nombreux habitants sont encore logés dans des camps de fortune. La catastrophe qui a fait plus de 50.000 morts reste au cœur des débats des citoyens et exacerbe les divisions entre pro et anti-Erdogan.

Son chef-lieu, Antioche et, plus largement, le sud du pays est un bastion traditionnel du Parti de la justice et du développement (AKP) de Recep Tayyip Erdogan. Mais cet attachement fait souvent place à la colère chez les victimes des tremblements de terre à cause de la réponse tardive du gouvernement à la catastrophe.

Le Parti républicain du peuple (CHP) de Kemal Kiliçdaroglu dispose, lui, d’un fort soutien dans le sud de la province de Hatay. Lors des législatives de 2018, l’AKP avait remporté cinq sièges à Hatay, contre quatre pour le CHP.

Un sentiment d’abandon chez les Alévis

Defne, petite ville de 160.000 habitants avant les tremblements de terre, compte une grande communauté d’Alévis, une branche alternative de l’Islam chiite, dans un pays essentiellement sunnite. Pour ses membres, le temps commence à être long.

Un immeuble endommagé par le tremblement de terre à Defne
Un immeuble endommagé par le tremblement de terre à Defne © RTBF P. Bustamante

Par peur des représailles des autorités, ce survivant des séismes, veut rester anonyme : "En ce moment, sans aide de l’état, nous vivons une période très difficile. Nous essayons de nous débrouiller et je dis ça au nom des gens qui vivent dans les tentes. Nos enfants ne peuvent aller à l’école car les écoles sont fermées. Les enfants ont peur car il y a des serpents dans les tentes. On est au chômage. On dirait que nos enfants n’ont pas d’avenir."

Sur la petite place de l’école, où les sinistrés se réunissent, les élections de ce dimanche sont au centre des débats. Ahmet résume l’enjeu de son point de vue : "Il y a deux options. D’abord, si le gouvernement du président gagne, il semble que nous aurons un gouvernement plus autoritaire et le poids de la Charia sera ressenti plus fort dans nos vies. C’est ce qui semble. Cela fait peur à notre peuple. La deuxième option nous donnera un nouveau système si l’opposition gagne. Cela voudrait dire un gouvernement plus éclairé, plus guidé par les attentes de la jeunesse et plus orienté vers la recherche de solutions pour les gens."

Au moment de choisir son camp, c’est aussi l’amertume qui remonte. Le sentiment d’abandon quand les habitants ont attendu longtemps les premiers secours envoyés par le gouvernement.

 

"Mon cousin avait un fils de 24 ans. Pendant 7 jours, on a pu voir son bras émerger des décombres et personne n’est allé le chercher, explique cet homme. Il y a eu plein d’autres expériences comme celle-ci. Même si mon intention de vote pour ces élections n’a pas changé, ce ne sera pas le cas pour beaucoup de gens. Moi, j’ai toujours voté pour le CHP."

Crainte de fraudes

Depuis trois mois, des centaines de milliers de personnes ont quitté la province de Hatay. Pour voter, elles doivent revenir. Le CHP, principal parti d’opposition, a affrété une véritable flotte d’autobus, pour 20.000 personnes, mais cela ne représente que 5% de ceux qui ont fui la misère. Ce grand nombre d’absents pose aussi la question des possibles fraudes électorales.

Ce que Hakan Tiriyaki, président du CHP de la province de Hatay, entend surveiller de près : "En ce qui concerne la sécurité du vote, nous avons envoyé des représentants et des observateurs pour tous les bureaux de vote. On aura aussi des avocats mobiles qui se déplaceront en cas de problème. Nous avons tenu compte des possibilités de fraude."

Mais dans la province de Hatay, en raison du tremblement de terre, les observateurs ne seront peut-être pas suffisants pour empêcher la fraude. Cet habitant se méfie : "Le problème de la possibilité de fraude n’est pas entièrement résolu. beaucoup de citoyens ne sont pas comptabilisés. Nous ne savons pas s’ils sont décédés, vivants ou gravement blessés."

Une rue de Defne où les débris sont encore visibles
Une rue de Defne où les débris sont encore visibles © RTBF P. Bustamante

La reconstruction, enjeu électoral

Les politiques proposées par les deux camps qui s’affrontent sont très différentes. Même quand il s’agit d’envisager la reconstruction de centaines de milliers de logements. Les immeubles qui longent le grand boulevard de Defne sont, à de rares exceptions près, tellement endommagés qu’on ne peut que les abattre.

La demande de nouveaux logements est immense et les partis qui s’affrontent aux élections ont des conceptions radicalement opposées. Mustafa Özcelik est le président de l’ordre des architectes de la province de Hatay : "Bien sûr, comme vous venez de le préciser, le gouvernement offre de reconstruire les logements en une année seulement. Il promet aussi de couvrir 60% des coûts, les 40% restants resteront à la charge des habitants. Payables en 20 ans."

Mais beaucoup pensent que si les dommages ont été aussi importants, c’est aussi à cause d’une administration trop laxiste sur les normes de construction : "Tout le monde sait qu’ils ne peuvent pas faire d’autre proposition car ils ont dépensé des fonds publics tout en privilégiant leur propre intérêt et celui de leur entourage. Kilicdaroglu offre de reconstruire les logements entièrement à la charge de l’Etat."

Selon des sources officielles que Mustafa Özcelik a consultées, le budget de la reconstruction devrait avoisiner les 66 milliards de dollars. Même si celui-ci venait à doubler, selon lui, il serait finançable moyennant l’abandon des politiques économiques turques actuelles jugées déraisonnables par de nombreux économistes.

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