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Élections en Turquie : les oignons pourraient-ils causer la défaite d’Erdogan ?

La question Déclic

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Par Anne-Sophie Bruyndonckx via

En Turquie, Recep Tayyip Erdogan est arrivé en tête du premier tour de l’élection présidentielle. Le président sortant décroche 49,51% des voix. Un second tour devra donc le départager de son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, qui obtient un peu moins de 45%. Ce dernier a notamment misé sa campagne sur l’augmentation notoire du prix d’une denrée prisée en Turquie : l’oignon.

S’il perd des plumes, Erdogan a déjoué les sondages qui l’annonçaient perdant au premier tour. Les enjeux économiques de cette élection présidentielle pèsent sur le scrutin. Il y a bien sûr celui de la politique des grands travaux menée par le président au pouvoir depuis 2014 ou la reconstruction des zones sinistrées par les tremblements de terre de février 2023. Mais une autre question secoue le pouvoir en place. Elle porte sur… l’oignon. Les électeurs turcs se demandent : cet aliment pourrait-il causer la perte d’Erdogan ?

L’oignon, l’aliment qui représente bien l’inflation rapide en Turquie

Cette question peut paraître étrange, mais l’oignon est véritablement devenu le symbole de cette élection, et de l’inflation fulgurante que connaît la Turquie.

L’oignon se retrouve en effet à tous les étages de la cuisine turque. Il est indispensable à la ­confection des mezze et des köfte par exemple. En 2022, son prix au kilo a été multiplié par six. L’opposition en a donc fait un slogan de campagne : "Patates, oignons, au revoir Erdogan".

On parle de la pire crise du coût de la vie depuis 2001 en Turquie et l’alimentation est le secteur le plus touché. Les prix des aliments augmentent plus rapidement que le taux d’inflation, qui lui, reste supérieur à 50% en 2023. À l’automne dernier, il avait atteint… 85%. En comparaison, avec la Belgique, selon l’indice des prix à la consommation, l’inflation s’établissait à 5,6% en mars d’après Statbel.

Les Turcs se remémorent alors l’année 2001, lors de laquelle le pays a souffert d’une véritable tourmente économique. C’était tout juste deux ans avant l’arrivée au pouvoir d’Erdogan comme Premier ministre. La situation avait alors été redressée par un vaste plan d’assainissement dans ses premières années au pouvoir. Mais 20 ans plus tard, les bénéfices des réformes se sont volatilisés.

Le kilo d’oignons aperçu à 25 lires turques, soit 1,17 euro, le 3 mai 2023 sur un marché local d’Istanbul.
Une pesée d’oignons sur le marché en Turquie.

La productivité impactée et une politique monétaire désastreuse

Ces bénéfices se sont estompés car la croissance n’est pas allée de pair avec une augmentation de la productivité.

D’après Ahmet Insel, journaliste et économiste turc, en Turquie, lorsque la croissance augmente, le déficit de la balance commerciale augmente également : "Pour pouvoir produire, on a besoin d’importer des biens d’équipements et des biens intermédiaires. Il n’y a pas eu de substitution de la production industrielle locale à la production importée des biens intermédiaires. Cette faible augmentation de la productivité est donc surtout une utilisation massive des moyens budgétaires pour la construction, pour les travaux publics, pour les grands projets qui amènent évidemment de l’emploi, une croissance. Mais ces activités sont de faible capacité à augmenter la productivité".

L’autre cause de la crise économique turque c’est la politique monétaire menée par le président ces dernières années. Erdogan a fait baisser les taux d’intérêt à neuf reprises, de 19% en 2021 à 8% aujourd’hui.

Au même moment, la Réserve fédérale américaine et la Banque Centrale européenne faisaient exactement l’inverse et remontaient leurs taux directeurs. L’attitude de la Turquie est donc totalement à contre-courant.

Pourquoi Erdogan s’entête-t-il de la sorte ? Parce qu’il estime, à l’opposé de l’avis des économistes, que des taux d’intérêt élevés favorisent l’inflation. Il a aussi limogé trois gouverneurs de la Banque centrale, qui avaient émis des réserves sur ses théories. "Pour des raisons à la fois de croyance religieuse et en même temps pour soutenir la croissance coûte que coûte Recep Tayyip Erdogan a ordonné à la banque centrale de réduire les taux d’intérêt d’une manière drastique. Alors nous sommes dans une situation que je crois que peu de pays connaissent actuellement : nous avons un taux d’inflation autour des 50 à 60% et les taux d’intérêt des banques sont de 10%. Vous comprenez qu’il y a une fuite devant la monnaie. Les banques donnent des taux d’intérêt officieusement un peu plus élevés, l’état s’endette mais à des taux d’intérêt de 10%. Si jamais le gouvernement est obligé d’augmenter ses taux d’intérêt, tous les papiers du trésor public qui sont dans les mains des banques vont se déprécier. Donc il peut y avoir une crise financière, tout est en instabilité" explique encore le journaliste et économiste turc.

La classe moyenne s’est appauvrie

L’hypothèse selon laquelle l’oignon pourrait causer la perte d’Erdogan n’est donc pas si absurde.

Le président turc Erdogan se vantait d’avoir créé une classe moyenne en Turquie. Mais cette classe moyenne s’est largement paupérisée. Et les inégalités se sont creusées informe encore Ahmet Insel : "Vous pouvez très bien voir des magasins qui continuent à vendre des biens de luxe dans les quartiers chics d’Istanbul. En même temps, si vous allez dans les marchés de quartiers, vous verrez les gens désormais, notamment pour les fruits et légumes, acheter des oignons, des tomates, à l’unité. Ce qui n’était jamais vu en Turquie. Il y a une abondance en produits agricoles et dans la culture dans laquelle j’ai grandi où on ne demande pas à un vendeur de légumes 'donnez-moi une tomate', mais un kilo de tomates, pas une tomate ou un oignon. On demande de l’ail mais pas pour les pommes de terre, les tomates, les oignons et pour la viande et le fromage, c’est encore plus grave".

L’économie turque prend donc l’eau de toutes parts. Sans oublier le chômage qui touche 20% de la population ou les loyers qui ont énormément augmenté.

Les tomates et oignons s’achètent bien plus souvent à l’unité plutôt qu’au kilo sur le marché d’Istanbul, à quelques jours des élections présidentielles.
"Patates, oignons, au revoir Erdogan" est le slogan de campagne de Kemal Kiliçdaroglu.
Les Turcs de la classe moyenne ont de plus en plus de mal à acheter leurs légumes sur le marché à Istanbul, 3 mai 2023.

Miser sur l’oignon ne suffirait pas à Kemal Kiliçdaroglu pour battre Erdogan

Cette situation en apparence chaotique pourrait-elle pousser la population à voter pour Kemal Kiliçdaroglu au second tour ?

Au vu des résultats du premier tour, ce n’est pas sûr du tout. Les économistes et plusieurs politologues l’avaient imaginé. Mais ni la crise économique, ni le prix de l’oignon sur lequel Kemal Kiliçdaroglu avait fait campagne, n’ont eu de vrais impacts dans les urnes au premier tour.

Deux raisons expliquent principalement pourquoi l’économie n’est pas le sujet qui fera basculer le scrutin final :

  • La poussée de l’extrême droite nationaliste qui a compensé la chute de popularité de l’AKP, le parti d’Erdogan. Cette partie de l’électorat, bien que touchée par la crise, accorde plus d’importance aux questions sécuritaires et d’immigration qu’aux questions économiques.
  • Après le terrible tremblement de terre du mois de février, la population touchée semble s’être accrochée aux promesses de reconstruction d’Erdogan.

On ne sait pas encore qui payera pour cette reconstruction, mais le contexte économique est tellement dégradé en Turquie, que même une victoire de l’opposition ne pourrait l’assainir rapidement.

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